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#8Mars2018. Côte d'Ivoire: le cajou, les femmes et Massogbè Touré Diabaté
Massogbè Touré Diabaté est une figure incontournable quand on évoque la filière de l’anacarde (cajou) en Côte d'Ivoire. En valorisant l'anacardier, la patronne de la Sita SA est devenue une capitaine d'industrie qui relève quelques-uns des défis les plus actuels des pays africains: industrialisation et émancipation économique des femmes.
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Ne parlez surtout pas de success story à Massogbè Touré Diabaté ! Même si l'Ivoirienne est une pionnière dans l'industrie de la transformation de l'anacarde que l'on appelle aussi noix de cajou. Après avoir créé une coopérative avec des femmes en 1981 pour planter des anacardiers, elle dirige depuis 2000 la Societe ivoirienne de traitement d'anacarde (Sita SA), une des fiertés industrielles de la Côte d'Ivoire.
Aujourd'hui, «98% de la production est exportée et nous développons le salé-grillé sur le marché national où il y a une demande croissante. Avant, les gens ne mangeaient pas la noix de cajou parce que c’est un produit de luxe. Son traitement est un métier noble qui n’est pas, par exemple, comparable à celui de l’arachide. Chaque amande que vous mangez est traitée de façon singulière. Elle est sélectionnée, gradée et classifiée.» Massogbè Touré Diabaté est intarissable quand il est question de la noix de cajou, un produit qui a fait d'elle une femme d'affaires.
«Quand je suis arrivée dans ce secteur, ce n’était pas facile, se souvient l'entrepreneure de 53 ans. Ce sont souvent des hommes qui y travaillent. Mais c’était surtout une culture méconnue chez nous et qui faisait l’objet de beaucoup de préjugés. On disait souvent du fruit de l’anacardier, la pomme cajou (qui surplombe la noix, NDLR), qu’on pouvait mourir si on la consommait et qu'on buvait ensuite du lait». Jusque-là, l'anacardier ne servait qu'à reboiser les savanes de sa ville natale, Odienné, située dans le nord de la Côte d'Ivoire. «La culture de l’anacardier a permis de lutter contre l’avancée du désert. Mais on s’intéressait peu à son fruit.»
«Au départ, ce n’était pas une filière, poursuit dame Touré. C’est lors d’un de mes voyages en Inde, à Madras, en 1987, que je me suis rendue compte qu’on avait le même climat et surtout que la dynamique économie de cette région reposait sur la noix de cajou.» Massogbè Touré Diabaté décide alors de tenter l'aventure chez elle.
«Avoir la carapace dure, croire en soi et aimer ce qu’on fait»
Ce nouveau challenge rime avec retour aux sources et sacrifices. Elle démissionne de son poste dans une multinationale – une folie pour beaucoup – et retourne à Odienné. «Quand je suis revenue, nous possédions à peine quelques hectares. Il fallait expliquer à nos parents que d’autres usages de l'anacardier étaient possibles. Mais pour convaincre la communauté que c'était une opportunité, il fallait donner l’exemple. Mon mari m’a alors beaucoup soutenue. Il a également démissionné de la banque dont il était fondé de pouvoir et il s'est reconverti dans la distribution de denrées alimentaires. On le traitait, lui aussi, de fou parce qu’il avait délaissé un bureau climatisé pour la poussière. J’ai eu des journées de 27h/24, tellement c’était dur. Il fallait avoir la carapace dure, croire en soi et aimer ce qu’on fait.»
C’est donc un peu grâce à elle que la Côte d’Ivoire est le deuxième producteur de noix de cajou au monde, après l'Inde. Le pays devrait produire 750.000 tonnes en 2018. «Toute modestie mise à part, nous y avons contribué», admet Massogbè Touré Diabaté.
«En vulgarisant les techniques agricoles, en fournissant des dépliants en langue vernaculaire, en créant une radio et une chaîne de télévision pour expliquer les bienfaits de l’anacardier à la population, nous avons réussi notre pari. Notre première récolte n’a pas été vendue. Elle a servi à fournir des semences. Grâce à l’expansion de cette culture, les gens peuvent construire en dur aujourd'hui dans les villages. C’est une fierté pour nous. Le kilo qui était vendu à 100 francs CFA (0,15 euros) est passé à 1.000 francs CFA (1,52 euros) en 2017, plus cher que le cacao. Et je me dis que nous ne pouvons pas nous arrêter en si bon chemin. Si nous n’arrivons pas à transformer cette matière première sur place, nous ne pourrons pas capitaliser sur tous ces acquis.»
Transformer coûte que coûte
Le défi de l'industrialisation que la Sita tente de relever depuis des années est une question de survie. «Aujourd’hui, nous vendons notre récolte aux Asiatiques, entre autres. Mais si pour une raison ou pour une autre, ils ne viennent pas acheter, qu'allons-nous faire de notre production? Si nous continuons à donner toute la matière première à l’Asie, ce sont leurs économies qui vont se développer alors que nous avons besoin de créer de la richesse et des emplois dans notre pays», souligne la vice-présidente de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), le patronat ivoirien, dont elle la seule femme membre du directoire.
Le principal concurrent de la Sita, c’est le géant singapourien Olam. Mais pour dame Diabaté, il faut remettre les choses en perspective. «Je suis une fourmi à côté de cet éléphant. Aujourd’hui, nous sommes à moins de 10% de matière première transformée. Je ne peux donc pas parler de concurrence. Il y a assez de place pour nous tous. Et je n’ai pas la même vision (que la multinationale) parce que je suis engagée moralement et psychologiquement vis-à-vis de ma communauté. Nous avons une obligation de résultats. Nous n’avons pas les mêmes moyens financiers mais nous espérons devenir Olam.»
Pour cela, elle compte sur la volonté politique. Elle est indispensable, selon la patronne de la Sita, car l’industrialisation est un processus onéreux. «Il faut faciliter l’accès aux financements afin que les paysans deviennent des industriels», plaide Massogbé Touré Diabaté qui a aussi un petit message pour les banquiers. «Une bonne banque doit être aujourd’hui comme un couturier. Elle doit faire du sur-mesure. Le bon banquier est aussi celui qui sait prendre des risques».
«On n'a jamais tort de faire confiance aux femmes»
Et elle sait de quoi elle parle. Le groupe Sita SA comprend également une institution de microfinance, la Cedaici. «C’est la banque des paysans. Etant moi-même une paysanne en milieu rural, j’ai très vite compris que c’était important. C’est pourquoi depuis 1991 nous avons mis en place cette structure. Le capital de cette SA est aujourd’hui de 500 millions de francs CFA (762 245 euros). Nous finançons des projets agricoles en faisant des petits crédits structurés. Encore là, les femmes restent les meilleures. Nous avons moins de 1% d’impayés. On n'a jamais tort de faire confiance aux femmes.»
S'il y en a une qui leur fait confiance à 100%, c'est bien Massogbè Touré Diabaté. Son entreprise dont le chiffre d'affaires est environ de 3 milliards de francs CFA (4,6 millions d'euros) emploie quelque 800 personnes dont 750 femmes. «On ne peut pas avoir de développement durable sans l’implication effective des femmes. Si quelqu’un vous dit le contraire, éloignez-vous de lui!»
La preuve: «La Côte d’Ivoire a connu une décennie de crise, explique la cheffe d'entreprise. Pourquoi le pays n'a pas connu de famine? C’est grâce aux femmes. Les pays voisins venaient encore se fournir chez nous pendant la crise. C’est le fruit des efforts des femmes. Le président qui comprendra qu’il faut composer avec elles, notamment avec les entrepreneures, est assuré d'avoir une grande longévité politique.»
Au sein du patronat ivoirien, seulement une dizaine d'entreprises dirigées par des femmes sont enregistrées, selon Massogbè Touré Diabaté, qui est également la présidente de la commission développement de l’entrepreneuriat féminin (Cdef) de l'organisation. L'organe, qui milite pour qu'il y ait plus de femmes dans le monde de l'entreprise, n'a vu le jour qu'en 2011.
«Jusqu’à aujourd’hui, c’est l’une des commissions les plus dynamiques. L’expérience ivoirienne est une source d'inspiration dans la sous-région. Quand une femme dit qu’elle veut faire quelque chose, elle le fait sans réserve. C’est ce qui fait notre particularité».
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