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Elections municipales en Tunisie: chronique d'une journée de vote

«Aux urnes… les bons citoyens», affichait, le 6 mai 2018, le journal francophone tunisien «Le Temps». Mais, avec 33,7% de participation, les électeurs ont moins voté au premier scrutin municipal libre depuis la révolution du Jasmin, que lors des élections présidentielle et législatives de 2014. Géopolis est allé à la rencontre des urnes et des citoyens. Tranches de vote et paroles de Tunisiens.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Une jeune responsable d'un bureau de vote de Radès montre qu'elle a rempli son devoir civique.
 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Que ce soit dans la ville de Tunis même ou dans sa banlieue, à La Goulette ou à Radès, les électeurs se sont nettement moins déplacés qu’en 2014. A 11h, un responsable d’un bureau à La Goulette (ouest de Tunis) faisait état de moins 25% de participation. A 14h30, l’un de ses collègues de Radès (sud-ouest de la capitale) évoquait une baisse de 20%. Des chiffres à prendre évidemment avec des pincettes. Mais qui marquent une tendance.

Dans la médina de Tunis (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

8h30. Ecole Sidi Ali Azzouz dans la médina de Tunis
«On attend. Le bureau ferme à 18h. Vous savez, on ne peut pas prévoir l’attitude politique des Tunisiens. Et puis, il faut tenir compte des achats de voix!», explique un responsable. Des achats de voix, mais encore? Enigmatique, notre homme cite alors… Karl Marx: «Les infrastructures déterminent les superstructures»

9h.
Dans la médina de Tunis, nombre de boutiques sont fermées. Les quelques commerçants qui ont levé le rideau interpellent les passants. «Le vote est un droit. Je suis ouvert jusqu’à 16h30. Je voterai après. Il le faut!», explique l’un d’entre eux. «Pourquoi voter? Les politiques sont des voleurs!», estime un de ses copains de passage. «On n’a pas confiance!», murmure un autre.

Ali, commerçant de la médina: «Il faut voter.» (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Ali (son prénom a été modifié), lui, montre fièrement son doigt couvert d’encre, preuve qu’il est un «bon citoyen», selon la définition du Temps. «Il faut voter, c’est important! Ici, dans la médina, beaucoup de commerçants votent. Ils sont ouverts. Huit ans après la révolution, c’est normal d’attendre. Construire la démocratie, c’est un travail de petite fourmi!»

Des lycéens et des étudiants discutent entre copains dans la médina (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

De tels propos enthousiastes sont beaucoup plus rares chez les jeunes. Les vendeurs à la sauvette refusent même de s’exprimer devant le journaliste étranger. Les étudiants et les lycéens, eux, parlent plus facilement. «Pourquoi voter? D’abord, je ne sais pas où aller. Et puis, on ne comprend pas ce que l’on fait en votant!», dit l’un. Cette catégorie de jeunes dit ne pas se sentir concernée par les grands partis, Nidaa Tounès (parti du président) et Ennahda (islamistes). Et les listes indépendantes, dans tout ça? Réponse ironique: «Il n’y a pas de liste indépendante !» Sous-entendu: elles sont inféodées aux formations traditionnelles…

Un peu plus loin, un homme entre deux âges explique: «Il y a beaucoup de déception. Tout ça, c’est la faute aux médias!»

A l'entrée de l'école Mohamed Sadik Bey, des citoyens consultent des listes électorales. (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

10h. Ecole Mohamed Sadik Bey
L’école est proche de ce que les Tunisois appellent joliment le premier ministère, les locaux du chef du gouvernement. En octobre 2011, lors des premières élections libres de l’histoire du pays, on faisait la queue loin devant l’entrée de l’établissement. Là, on ne trouve que des policiers et des militaires en armes. «Les élites votent. Pas le peuple. Les gens sont déçus», résume un jeune et élégant avocat venu remplir son devoir civique.

Foued Gmada , enseignant de 53 ans, est le responsable des bureaux de vote de l’école. «Je suis fier de voir que la Tunisie est la première démocratie du monde arabe. Et que malgré les difficultés, elle soit arrivée à ce stade», dit-il.

Foued Gmada, responsable des bureaux de vote installés dans l’école Mohamed Sadek Bey (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Et que pense-t-il de l’indifférence des jeunes? «Il faut les comprendre: ils n’ont aucune culture de la citoyenneté. Les gens plus âgés ont vécu avec Ben Ali. Ils ont soif de cette liberté. Avec Ben Ali, on a connu 23 ans de bassesse morale et de décadence des valeurs. Pour que les choses changent, il faut du temps», ajoute l’enseignant.

A la sortie de l’établissement, une vieille dame, le visage ridée comme une pomme, nous interpelle: «C’est triste, ici, en ce moment. C’est Dieu qui l’a voulu! Partout dans le monde, on écrase l’autre!» Et que pense-t-elle du vote? «Vous savez, j’ai des gros problèmes familiaux. Mais je vote!»

L’entrée de l’école primaire de Keireddine (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

11h. La Goulette, école primaire de Keireddine
«Le vote des jeunes dépend notamment de leur origine géographique et de leur niveau culturel. Evidemment, les chômeurs sont pessimistes. Mais il y a d’autres jeunes qui ont envie d’évoluer, de changer les choses. C’est important, les élections locales. A ce niveau, on peut agir», dit une jeune étudiante. Un homme d’une cinquantaine d’années nous apostrophe pour nous expliquer que la Tunisie en a vu d’autres. Très cultivé, il estime que son pays «a inventé l’agriculture: saviez-vous que le premier ingénieur agronome de l’Histoire, Magon, était un Tunisien?» Non, nous ne le savions pas!

La responsable locale de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) raille ces jeunes qui refusent de voter, parce qu’«ils veulent tout sur un plateau». En attendant, dans l’un des bureaux de l’école, seuls 12% des électeurs se sont déplacés.

Un assesseur du parti Ennahda veut savoir qui est ce journaliste étranger. Ce dernier lui demande si les islamistes sont prêts à gérer la ville de La Goulette avec Nidaa Tounès. Il répond en riant: «Pour qu’un moteur marche, il faut du mélange!»

14h00
Le temps tourne à l’orage. Et le chauffeur de taxi qui conduit le journaliste à Radès est un peu énervé. Il s’échauffe quand nous lui demandons s’il vote: «Sûrement pas!» Il se met alors à crier: «Tous ces politiciens, c’est 0 ! Ils nous volent. Regardez les prix qui augmentent: l’eau, le gaz, l’électricité… La démocratie, c’est quoi? En tous les cas, ce n'est pas ce que je vis. Regardez, j’ai deux fils, ils sont diplômés professeurs de sport. Ils travaillent tous les deux chez Décathlon, de 9h du matin à 9h du soir pour 400 dinars (130 euros) par mois. Ils vivent chez moi, ils ne peuvent même pas se marier. Et pourtant, ils sont bien: ils ne fument pas, ils ne vont pas au café.»

Dans l’école Ahamada : les bureaux de vote ne sont guère pleins. A gauche, les salles de classe ont été vidées de leur matériel pour les besoins de l’élection.
 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

14h30. Radès, l’une des banlieues populaires de Tunis
L’accueil est plus froid et méfiant que dans les deux précédentes communes. On interdit parfois au journaliste de Géopolis de photographier dans l’enceinte des établissements scolaires.

Une petite brise bienvenue rafraîchit l’atmosphère qui tourne à l'orage. Dans l’école Mongi Slim, les électeurs ne sont pas légions. «Ici, ce sont surtout les gens plus âgés qui viennent voter», raconte le responsable des bureaux de vote locaux. «J’ai entendu les parents d’élèves dire qu’ils avaient peur pour leurs enfants. Ils n’ont pas confiance.»

Un peu plus loin, à l’école Ahamada, même son de cloche. Outre les personnes âgées, les hommes sont plus nombreux à voter que les femmes. A midi, dans l’un des bureaux de vote, 272 hommes avaient déposé un bulletin dans l’urne, contre 183 femmes.

16h
Retour sur Tunis. Le chauffeur de taxi, qui s’en sort difficilement en cumulant cet emploi avec un autre de serveur dans un restaurant, est lui aussi amer. Et d’expliquer: «Je ne voterai plus jamais de ma vie! Pour moi, c’est foutu. J’espère simplement que pour les jeunes générations, ça va changer.»

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