Cet article date de plus de six ans.

La traque des «Ujana», filles «sans sous-vêtements», fait polémique à Kinshasa

Kinshasa vit depuis une semaine au rythme d'une opération policière contre la prostitution des mineures et des jeunes filles, accusées «d'outrage aux mœurs publiques» parce qu'elles ne portent pas de sous-vêtements.
Article rédigé par Mohamed Berkani
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4min
Les jeunes filles attendent leur procès sous le soleil à même le sol. (JOHN WESSELS / AFP)

Jeudi 27 septembre 2018 après-midi: 29 jeunes filles, âgées de 17 à 22 ans d'après leurs avocats, ont comparu devant un tribunal siégeant en public et en plein air carrefour super-Lemba, l'un des plus fréquentés de la capitale congolaise aux 10 millions d'habitants majoritairement chrétiens.

Leur procès a lieu devant le bar où elles ont été interpellées le 22 septembre, au premier jour de l'opération policière anti-Ujana. Ce mot swahili, qui signifie jeunesse, désigne à Kinshasa des filles mineures accusées de ne rien porter sous leur mini-jupe ou leur débardeur pour attirer des hommes mûrs qui ont de l'argent.
 
«Elles ont été arrêtées en flagrant délit vers 22 heures, les unes se trouvant dans la boîte de nuit Zen, d'autres devant, en train de danser presque nues, avec des tenues qui laissent entrevoir les parties intimes», accuse le parquet. Des haut-parleurs permettent aux curieux et aux passants de suivre le procès, même lorsque le président du tribunal appelle les accusées par leur nom et prénom. Des parents assistent aussi à cette audience «foraine» (hors les murs du tribunal).

Ujana, mot swahili, qui signifie jeunesse, désigne à Kinshasa des filles mineures accusées de ne rien porter sous leurs vêtements pour attirer des hommes mûrs qui ont de l'argent.
 (JOHN WESSELS / AFP)

Cheveux défaits, visiblement fatiguées après cinq jours de détention, les jeunes filles attendent sous le soleil, à même le sol, au milieu de leurs avocats avant de se présenter face à la table du tribunal. En pleurs, l'une d'elle ne semble pas comprendre ce qui lui arrive. Une autre s'évanouit.
 
«Est-ce que la tenue et le fait de danser en boîte de nuit constituent une infraction», plaide Me Gauthier Nsopambu. «Ma fille est allée à une fête. Qu'on la laisse. Elle n'est pas venue pour se prostituer, elle est venue pour une fête d'anniversaire», s'emporte devant l'AFPTV Elissa Ngadi, mère de l'une des prévenues.
 
En lançant l'opération, la police a promis d'arrêter en flagrant délit les Ujana de moins de 18 ans ainsi que «tout majeur» en leur compagnie dans les bars ou les hôtels. Le patron de la police de Kinshasa Sylvano Kasongo a promis le même sort aux «tenanciers des bars qui acceptent les mineures».
 



Une semaine après, 166 personnes ont été arrêtées et deux bars fermés, indique à l'AFP la porte-parole du gouvernement provincial Thérèse Olenga Kalonda. D'autres sources parlent de 191 présumées Ujana arrêtées. «Ce sont de très jeunes filles de 10 à 17 ans qui tombent dans la dépravation des mœurs. Nous avons des valeurs fondamentales, des valeurs africaines», avance Olenga Kalonda, qui est aussi ministre provincial de l'Education et du Genre. «Nous ne sommes pas en train d'attenter à la liberté des jeunes filles, nous luttons contre les attentats à la pudeur», insiste-t-elle.

Le  tribunal siége en public et en plein air carrefour super-Lemba, l'un des plus fréquentés de la capitale congolaise  (JOHN WESSELS / AFP)

Pas de quoi convaincre Alice et Béatrice (prénoms changés), deux Kinoises d'une vingtaine d'années, qui affirment avoir peur de sortir et de se faire arrêter. «Moi, de ma vie je n'ai jamais porté de soutien-gorge et je ne suis pas une pute. Je peux aller en boîte, pour me relaxer, pour danser, pour boire, pour me défouler. Ca ne veut pas dire que je sors pour aller faire la pute», proclame Alice. Son amie affirme, elle, avoir fui un bar quand elle a vu arriver des policiers: «Après, mes copines m'ont dit qu'on a arrêté beaucoup de filles.»
 
Sur les réseaux sociaux, des policiers ont été accusés d'excès de zèle et d'abus. «Nous nous opposons à l'usage de la brutalité policière pour récupérer des filles mineures dans des bars et boîtes de nuit ainsi qu'à l'arrestation illégale des filles majeures et à leur détention», s'est insurgé l'avocat et défenseur des droits de l'Homme Georges Kapiamba. L’avocat a demandé au gouverneur de Kinshasa de suspendre l'opération «en attendant les mesures d'accompagnement que nous allons lui proposer».
 
Carrefour Super-Lemba, le tribunal n'a pas rendu son verdict. Dans deux autres tribunaux, des dizaines de filles auraient été relâchées parce qu'elles avaient en fait plus de 18 ans.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.