"Plus nous attendons, plus des enfants mourront de faim" : en Somalie, la menace d'une famine aggravée par la guerre en Ukraine
Dans un pays très dépendant des importations de blé russes et ukrainiennes, la hausse des prix entraînée par le conflit exacerbe l'insécurité alimentaire. Elle concernera 7,1 millions de personnes d'ici septembre.
Plus de 100 km séparent aujourd'hui Jaamac Soomane Buraale de son village d'origine. Depuis cinq ans, ce père de famille dort sous une tente d'un camp de déplacés près de Garowe, dans le nord de la Somalie. La sécheresse et la faim l'ont poussé sur la route de l'exode, aux côtés de sa femme et de leurs quatre enfants. "Dans notre village, nous ne pouvions plus avoir accès à de la nourriture", confie l'éleveur de chèvres de 50 ans, au téléphone, avec l'aide d'un traducteur d'Action contre la Faim.
A Garowe, "la situation est quelque peu meilleure", mais une récente montée des prix maintient la famille dans l'insécurité alimentaire. "Cela m'arrive de ne pas pouvoir acheter assez d'aliments pour tout le monde. Parfois, deux fois par semaine, nous devons laisser la nourriture aux enfants." Le mois dernier, 5,2 millions de Somaliens, soit un tiers de la population, étaient en situation d'insécurité alimentaire aiguë. D'ici septembre, ils pourraient être 7,1 millions, dont 2,1 millions dans une situation d'urgence, selon l'analyse de référence sur la sécurité alimentaire*.
"La Somalie est au bord de la famine."
Petroc Wilson, porte-parole du Programme alimentaire mondial en Somalieà franceinfo
Après des années de sécheresse liée au changement climatique, l'inflation, accentuée par la guerre en Ukraine, aggrave chaque jour le risque de famine en Somalie. "Dans certaines régions, les prix ont plus que doublé au fil des derniers mois", témoigne Petroc Wilson.
Dans le sud de la Somalie, Samey Aden Abdi vit entourée de ses deux enfants et trois petits-enfants, dans l'une des 3 600 tentes de fortune d'un camp de déplacés près de Bardera. Il y a huit mois, la famille a parcouru 85 km pour fuir la sécheresse et les violences du groupe terroriste islamiste Al Shabab. Samey Aden Abdi raconte avoir perdu près de 200 chèvres et dix bovins avec l'aridité. Des animaux essentiels à sa survie, à l'instar de ses cultures. Maïs, haricots, sorgho... Ces récoltes, qui faisaient vivre et nourrissaient la famille, "n'ont pas eu lieu pendant près de quatre ans", assure-t-elle. La Somalienne et ses proches se nourrissaient peu, une à deux fois par jour, avec l'aide de leur communauté. L'un de ses enfants n'a pas survécu.
Une sécheresse dévastatrice
La Somalie souffre aujourd'hui d'une sécheresse qui a débuté fin 2020. Les récoltes ont été très faibles ou nulles et plus de trois millions de têtes de bétail ont péri en un an, comme les animaux de Samey. Dans la région où elle se trouve, particulièrement affectée, "deux communautés agricoles ont vu leur rivière s'assécher totalement", détaille Fatuma Isse, responsable de projet pour l'organisation Sado, qui travaille sur la sécurité alimentaire dans la région. "Ils n'avaient jamais vu cela de leur vie."
Beaucoup n'ont eu d'autre choix que l'exil. A ce titre, 700 000 personnes ont fui la sécheresse en moins d'un an. Ces exilés "sont très minces, frêles", pointe Fatuma Isse. "Une mère m'a dit qu'elle pouvait passer une journée sur la route sans manger. Une famille a perdu deux enfants comme cela." Les victimes de la sécheresse, désespérées, se dirigent vers les ressources des villes, comme à Bardera. Désormais, Samey dépend totalement de l'aide des habitants pour se nourrir.
"C'est comme cela que je survis, en mendiant."
Samey Aden Abdi, Somalienne déplacée à Barderaà franceinfo
Un jour plus tôt, la Somalienne a ainsi reçu un kilo de riz puis un kilo de maïs. Deux kilos pour nourrir six personnes.
Une inflation imprévisible
Dans le camp de Jaamac, près de Garowe, deux mères de famille, Xaawo Ciise Axmed et Basro Cali Xaashi, racontent à leur tour comment elles survivent. Grâce à l'aide humanitaire, elles ont accès à un programme de transfert monétaire assuré par Action contre la faim : 80 dollars par mois pour s'acheter des vivres.
Avec une telle enveloppe, Xaawo avait, il y a quelques mois, de quoi acheter du riz et de l'huile de cuisson et "parfois même des légumes comme des tomates ou des oignons". Mais avec le début de la guerre en Ukraine, elle et sa famille ont vu les prix augmenter sur les marchés.
"D'un mois à l'autre, parfois d'un jour à l'autre, les prix ne sont jamais les mêmes."
Xaawo, Somalienne déplacée à Garoweà franceinfo
En ce sens, la Somalie fait partie des pays africains les plus dépendants des importations de blé ukrainiennes et russes : 68,5% du blé consommé provient d'Ukraine.
Avant le conflit, 25 kg de farine de blé coûtaient 12,5 dollars en Somalie, selon des données fournies par l'ONG Save the Children. Aujourd'hui, il faut débourser 18 dollars pour obtenir la même quantité.
"Ce n'est pas la pénurie qui fait mourir les gens de faim, c'est plutôt l'explosion des prix qui rend les produits inaccessibles pour des millions de Somaliens."
Jean-François Riffaud, directeur général d'Action contre la faimà franceinfo
D'autres produits sont également concernés par cette hausse des prix, très variable au niveau local. Dans la région de Garowe, "avant le conflit en Ukraine, une portion d'1kg de riz coûtait 0,5 dollar. Aujourd'hui, cela me coûte 1,5 dollar", témoigne Xaawo, mère de six enfants. Face à cette inflation, Xaawo et Basro sont forcées de se priver.
"Nous n'avons les moyens de couvrir qu'un seul repas par jour qui puisse nourrir toute la famille. Ce n'est pas suffisant."
Xaawo, Somalienne déplacée à Garoweà franceinfo
"Avant, nous pouvions acheter de la viande, du lait ou des céréales mais nous avons dû arrêter, poursuit Basro. Aujourd'hui, on se contente de produits plus basiques comme le riz, ce qui rend notre alimentation beaucoup moins diversifiée."
Et si les coûts augmentent pour la population, ils augmentent aussi pour les organisations d'aide humanitaire, qui assistent à la hausse des prix sans pour autant voir leurs fonds augmenter. "Il y a quelques mois, nous pouvions donner 70 à 100 dollars par mois à un foyer pour de la nourriture. Aujourd'hui, il faudrait qu'on leur donne au moins 150 à 200 dollars", illustre Hajiir Maalim, directeur régional du bureau d'Action contre la faim en Afrique de l'Est. "Ce sont des ressources dont nous ne disposons pas."
A ses yeux, ceux qui subissent cette crise alimentaire sont "victimes d'un déficit d'attention depuis le début de la guerre en Ukraine, qui se traduit par des retards de financements car l'Ukraine est priorisée".
Une situation qui empire
Sans prise en charge, les effets de cette malnutrition sur la santé sont nombreux et affectent notamment le système immunitaire. "Nos enfants souffrent souvent d'anémie, explique Basro. Cette année, j'ai dû me rendre au moins trois fois au centre de soins du camp parce que mes enfants avaient la grippe ou d'autres maladies bactériennes." La Somalienne de 35 ans, qui vient à peine d'accoucher, raconte avoir eu peur tout au long de sa grossesse lorsqu'on lui diagnostiquait "des faibles niveaux de sang" ou "un battement de cœur qui ne fonctionnait pas bien".
Les enfants souffrant de la faim, particulièrement ceux en bas âge, "sont les plus vulnérables", souligne Bishara Suleiman, chargée du programme nutrition de la Croix-Rouge en Somalie. Jasinta Achen, chargée de projet en nutrition pour l'Unicef en Somalie, appuie ses propos : "Dans les régions du centre et du sud de la Somalie, on constate en juin des taux très élevés de malnutrition. De nombreux districts ont dépassé le seuil d'urgence en matière de malnutrition : plus de 15% des enfants y sont mal nourris."
En 30 ans, Action contre la faim n'a jamais vu autant d'admissions dans ses centres en Somalie. Entre janvier et avril, les arrivées d'enfants souffrant de malnutrition sévère ont augmenté de 55%* par rapport à la même période l'an dernier.
Dans ces centres de stabilisation en Somalie, des jeunes patients n'ont pas été nourris correctement depuis des semaines, voire des mois. "Plus nous attendons, plus des enfants mourront de faim", insiste Mohamud Hassan, directeur de l'ONG Save the Children en Somalie.
"Les enfants sont extrêmement faibles. Nous voyons certains d'entre eux mourir après une journée au centre."
Mohamud Hassan, directeur de Save the Children Somalieà franceinfo
Face à cet afflux, les organisations humanitaires réclament l'aide de la communauté internationale. Pour Mohamud Hassan, "il est inacceptable" de voir une telle situation, sans "être capable d'aider tout le monde".
* Les liens signalés par un astérisque renvoient vers des articles en anglais.
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