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Les carnets de voyage de Christian Seignobos autour du lac Tchad

Article rédigé par Laurent Filippi
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 1min
Parus en février 2017 aux Editions Parenthèses, «Les mondes oubliés» est un livre rare, unique, sur le bassin du lac Tchad et la vie de ses habitants. Christian Seignobos a réalisé plus de 300 dessins à l’encre extrêmement précis accompagnés d’un texte érudit. Il est aussi une formidable réflexion sur l’évolution du métier de chercheur.

Géographe tropicaliste à l’Institut de recherche pour le développement, mais aussi agronome, sociologue, anthropologue, poète et illustrateur, Christian Seignobos a consacré cinquante ans de sa vie à déchiffrer ce territoire à cheval sur quatre pays: Tchad, Cameroun, Nigeria et Niger. Une zone d’échanges privilégiée entre l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale.
 
Ce témoin avisé a pu observer les bouleversements démographiques, économiques et politiques de cette région, revenue depuis plusieurs années au premier plan de l’actualité avec les violences meurtrières commises par le mouvement islamiste Boko Haram rallié à Daech.
 
Architecture des maisons et des villages traditionnels, agriculture, élevage, pêche, faune sauvage, flore, paysages agraires, forêts, savanes, métiers, traditions, objets ethnographiques, montée du terrorisme… rien n’échappe à l’œil averti à cet «érudit au grand cœur» comme l’appellent certains de ses anciens élèves.
 
Mais si Christian Seignobos est un scientifique accompli, il n’a jamais oublié de mettre les hommes, ceux qui font l’histoire de cette immense région, au cœur de sa réflexion: derniers ritualistes montagnards, communautés de chasseurs, pêcheurs solitaires, chefs tribaux, paysans guerriers, éleveurs transhumants…
 
«Une grande partie des dessins que je consignais dans mes carnets ou des formats sur support s’attachent généralement à des détails, ceux dont ne rend pas compte la photo, ou lorsque la description laisse l’observateur insatisfait», raconte l’auteur.
 
Géopolis vous propose de découvrir quelques extraits des huit chapitres qui composent ce livre.

«Le circum tchadien, vaste périmètre d’observation, s’offrait comme le plus admirable des théâtres pour la diversité des paysages de parc. Les parcs, autrement dit ces arbres commensaux des cultures, ont été sélectionnés par l’homme pour des finalités agronomiques, oléifères, et même de survie au moment des famines alors que certains d’entre eux sont rendus inclassables par leur polyvalence. Le parc arboré représente un élément clé. Il occupe le cœur d’un terroir, ce dispositif agraire d’une communauté construit de façon auréolaire à intensité culturale décroissante vers les marges.» (Christian Seignobos )
«Les saare laamu (habitation/pouvoir) des lamidats peuls ont adopté le plan type du palais
hausa. Une série de salles d’apparat monumentales en enfilade, dont celle de l’entrée, devait
démontrer la puissance de la lignée au pouvoir. Dès leur fondation au début du XIXe siècle,
ces chefferies ont bénéficié de conseils, voire de la participation, de maçons hausa, en particulier pour l’exécution des énormes piliers d’argile décorés qui soutiennent les voûtes de terre chapeautées par d’immenses toits de chaume.»  (Christian Seignobos )
«Pendant les décennies 60 et 70, les politiques de développement consistent d’abord à encadrer les cultivateurs dans des ‘’paysannats’’. La Sodecoton voudra faire de ses «planteurs» des laboureurs. Diffuser la culture attelée sera un combat gagné par la Sodecoton. La grille de production cotonnière est alors corrélée au niveau d’équipement agricole jusqu’à la fin des années 90. Le schème évolutif doit s’appuyer sur un "laboureur" performant et toujours mieux équipé, véritable modèle qui ne manquerait pas de l’emporter face à des communautés villageoises ’"égalisatrices’" voire ‘"nivélatrices".» (Christian Seignobos )
«On peut admirer un spectacle sans être ému et être touché par un autre sans trop savoir pourquoi. Mais que ressentir devant le théâtre de la transhumance en marche? J’affirme que les remontées des éleveurs mbororo, en avant des fronts de pluie, vers les pâturages du nord, le long de la berge orientale du Chari (1976, 2006), celles du Batha de Laïri et, plus au nord vers le lac en direction des mares natronées de Kokordé sur le Bahr‑el‑Gazal, restent comme un moment privilégié dans une vie. Discipline totale, visages fermés, chacun est responsable de ses animaux et de sa marche.»  (Christian Seignobos )
«Un patron de zemi, personnage considérable, représente l’aristocratie de la pêche. Le zemi, outre la démonstration de l’ancienneté de la famille qui le possède, sert à entretenir une clientèle. Mais un roturier enrichi peut très bien armer un zemi. Dans une cité, le nombre de zemi est proportionnel à sa puissance et à l’importance de ses plans d’eau. Chaque zemi a son histoire, ses qualités et ses défauts sont connus de tous. Il porte alors un nom qui s’adresse souvent à des rivaux dans la cité: "porte‑bonheur", "fin de la palabre", "l’ogre", "viens te rassasier"… Le zemi s’hérite et le patron change les pièces défaillantes au fur et à mesure, si bien que l’on trouve des embarcations sans âge qui semblent traverser les générations.» (Christian Seignobos )
«Parmi tous les mondes oubliés, lesquels retenir? Pourquoi exhumer l’un plutôt que l’autre? Pourtant, d’entrée semble s’imposer le déperchement de ces communautés hissées sur les pointements rocheux aux marges des monts Mandara orientaux. Leur descente, amorcée sous la contrainte des «comman­dants» dans les années 30, a été suivie d’un mouvement plus spontané après l’Indépendance. Puis, à partir d’un certain seuil de dépeuplement, le reste de la population a suivi, brusquement. Des aînés en charge des rituels, liés à ces rochers souvent personnifiés, sont restés, véritables otages des ancêtres…»  (Christian Seignobos )
«Une réalité s’impose: dans les parcs nationaux, le braconnage se révèle deux à trois fois supérieur à celui pratiqué dans des chasses banales, contrôlées par des guides de chasse. Ces chasses, une vingtaine, identifiées zones d’intérêt cynégétique (Zic), jouxtent les parcs nationaux, réserves de faunes. (…) Lors de cette étude, nous avons également suivi les diverses tentatives pour faire participer les populations riveraines à la sauvegarde bien comprise de ‘’leur’’ réserve. Véritable serpent de mer de l’écologie militante, cette participation tient plus de l’incantation. Après 2010, les réfugiés mbororo avec leurs troupeaux, venus de RCA, rejoints par ceux chassés du Nigeria par des vagues de Boko Haram, ont envahi les différentes Zic. Cinq ans plus tard, deux à trois Zic peinaient encore à survivre.» (Christian Seignobos )
«Le développement se réfère constamment à un modèle occidental pour des sociétés africaines promises à une incontournable démocratisation. On cherche des ‘’groupes cibles’’, également désignés comme "groupes vulnérables", pour y instiller le "développement". (…) La machinerie développementiste implique un management bureaucratique qui passe de plus en plus par des mots d’ordre lénifiants de "lutte contre la pauvreté", sorte d’amplification de l’hypocrisie de l’administration coloniale assurant rechercher le "bien‑être matériel et moral" des populations. Elle multiplie les fadaises rhétoriques empruntées encore et toujours au Nord, avec des aphorismes comme "mettre le paysan au cœur du dispositif", mieux décréter le paysan "co-acteur du développement", et tant d’autres.» (Christian Seignobos )

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