: Reportage Tunisie : à Sfax, face aux persécutions, des exilés subsahariens "traumatisés" forcés de vivre cachés
Christian et Ingrid se font discrets. "Ils ne savent pas qu'il y a des Noirs ici", murmure ce Camerounais de 37 ans, en entrouvrant le portail rouillé d'une maison de la banlieue de Sfax, sur la côte est de la Tunisie. "Ici c'est plus calme, on ne se fait pas remarquer". Le couple a trouvé cette solution par le bouche-à-oreille, une semaine avant que franceinfo ne les rencontre, après avoir été chassés de leur appartement du centre-ville.
"Des Tunisiens sont venus un matin. Ils nous ont dit que des 'Africains comme nous' avaient appelé à tuer l'un des leurs. Ils avaient des couteaux, des machettes", assure Christian, assis sur un vieux matelas en mousse dans la cour. Plusieurs témoignages de migrants auprès de médias et d'ONG ont aussi fait état de l'usage d'armes blanches lors de ces expulsions.
C'est la mort d'un Tunisien le 3 juillet, lors d'une rixe avec des Subsahariens, qui a déclenché une flambée de violences xénophobes et racistes envers les exilés à Sfax. Mais ce climat hostile couvait depuis des mois dans la deuxième ville de Tunisie, nourri par le discours haineux, en février, du président Kaïs Saïed contre l'immigration.
Du Cameroun à la Tunisie
Ingrid et Christian sont arrivés fin avril en Tunisie. Partis de Yaoundé, capitale du Cameroun, avec un groupe de "100 personnes", ils ont traversé le Nigeria, le Niger et l'Algérie. Avec eux, des hommes, des femmes, des enfants, des bébés. "On a pris des bus, marché des heures et des heures, jour et nuit, dans les bois, dans le désert", décrit Christian, la voix fatiguée. "On s'est cachés dans les champs pour échapper à la police", poursuit-il. Après 5 000 kilomètres et un mois de voyage, ils ont atteint Tunis. Mais le coût de la vie dans la capitale tunisienne les a poussés vers la ville portuaire de Sfax, épicentre de l'émigration clandestine d'Afrique vers l'Europe.
Pendant plusieurs semaines, le couple a pu travailler. Plonge dans les restaurants, ramassage de plastique dans les décharges, récolte des olives... Dans les champs, ils gagnaient 20 dinars par jour (environ 6 euros), de quoi survivre et payer le loyer d'une maison partagée avec six autres personnes. Puis tout a basculé au début de l'été.
Expulsés et déportés
Le 3 juillet, selon le porte-parole du parquet de Sfax à l'AFP, des affrontements ont opposé des migrants à des habitants du quartier populaire de Rabd. Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des migrants interpellés par les forces de l'ordre, sous les acclamations des habitants, relève France 24. Sur d'autres, des exilés sont filmés allongés par terre, les mains sur la tête, encerclés par des habitants munis de bâtons.
Selon Franck Yotedje, directeur de l'association Afrique Intelligence, qui vient en aide aux migrants, les rues de la ville se sont transformées, pendant plusieurs jours, "en champ de bataille". Il estime que près de 3 000 migrants noirs africains ont été chassés de leurs logements, à Sfax, au mois de juillet. Mais les exilés n'étaient pas les seuls visés. Plusieurs associations rencontrées dans la ville relatent que des Subsahariens régularisés et des Tunisiens noirs ont également été ciblés.
"La majorité des personnes dans la rue aujourd'hui avaient un logement avant. Un certain nombre d'actions et d'inactions ont conduit à la situation actuelle. Elle n'est pas spontanée, et nous soupçonnons qu'elle ait été planifiée."
Franck Yotedje, directeur de l'association Afrique Intelligenceà franceinfo
Selon l'ONG Human Rights Watch, au moins 1 200 Africains noirs ont été déportés par les forces de sécurité tunisiennes dans le désert, aux frontières libyenne et algérienne, sans eau ni nourriture. A ce jour, au moins "au moins 27 migrants" sont morts dans le désert tuniso-libyen et "73 sont portés disparus", a rapporté une source humanitaire à l'AFP.
"Je ne sors jamais"
"On a réussi à s'échapper [de leur appartement], mais on s'est fait tout voler. Nos téléphones, notre argent", souffle Christian depuis la cuisine. Un ami lui a apporté le matin quelques morceaux de viande. Il se met à préparer du bœuf à la sauce arachide pour le dîner. Pendant cinq jours, il s'est caché dans Sfax avec Ingrid, en attendant que des "frères" (surnom que se donnent les exilés entre eux) viennent les aider. Le couple n'avait rien pour se nourrir et demander de l'aide, c'était risquer d'être dénoncé. Trop fatiguée à l'idée de raconter ce qu'elle a vécu, Ingrid reste silencieuse. Elle murmure toutefois : "Quelques riverains nous ont donné un peu à manger et à boire". Mais c'était à peine de quoi survivre.
Alors depuis qu'ils ont trouvé ce refuge, Ingrid et Christian se terrent. Des Tunisiens ont accepté de leur louer ce trois-pièces exigu contre un loyer mensuel de 100 dinars par famille (environ 30 euros). Malgré le répit, le couple reste aux aguets. Le regard insistant d'un passant dans la rue ou le bruit d'un moteur trop proche peuvent être des signes de danger. Toute la journée, les volets restent fermés. "La Garde nationale ou des Tunisiens peuvent débarquer à n'importe quel moment, tout casser et nous agresser, redoute Christian. Je ne sors jamais, sauf pour faire quelques courses". Ingrid, elle, est "trop stressée" et "traumatisée" pour mettre un pied dehors.
Rejetés au quotidien
Les autres exilés de la maison partagent la même frayeur. Dans le salon encombré de vêtements, de packs d'eau et de restes de nourriture, une femme dort sur un matelas, enveloppée dans une couverture. Elle a fui les violences et est trop faible pour parler. Les jours passés dans la rue à se cacher ont eu des conséquences sur sa santé. Elle commence à avoir des démangeaisons.
Pour Ingrid, la santé n'est pas le pire. "J'ai des petits boutons qui sortent sur la peau, mais sinon ça va", balaye-t-elle en montrant son bras. Le plus dur, c'est ce quotidien clandestin, "trop trop dur en Tunisie", confie-t-elle, les larmes aux yeux.
"Si on va à la boutique, on peut nous mettre à l'écart sans raison. Parfois, on attend 45 minutes pour qu'un taxi accepte de nous prendre. Même les bus ne s'arrêtent pas toujours."
Ingrid, exilée camerounaiseà franceinfo
Selon Franck Yotedje, de l'association Afrique Intelligence, "le racisme et la xénophobie se sont généralisés" dans la ville. L'association dit avoir reçu des témoignages de migrants selon lesquels les syndics s'organiseraient pour déloger les Subsahariens. Face aux pressions, plusieurs associations d'aide aux migrants refusent d'évoquer avec franceinfo ce sujet "très sensible".
Sans possibilité de travailler, Ingrid et Christian ne vivent que de quelques dons. Quand elle a ses règles, Ingrid collecte des serviettes auprès d'autres migrantes mais n'en a jamais assez. Elle n'a plus de vêtements. "Il ne me reste qu'un seul slip que je n'arrête pas de laver et sécher. Je n'ai qu'un seul soutien-gorge", dit-elle, exténuée.
En Tunisie, et ailleurs, la situation des femmes migrantes est particulièrement difficile. Elles sont plus exposées à des violences de genre, sexuelles, et physiques, pointait un rapport (PDF) de Terre d'asile Tunisie en 2020. "Plus vulnérables, les femmes se cachent et ne sortent jamais", confirme Naïma Nassiri, avocate et présidente de l'antenne locale de l'Association tunisienne des femmes démocrates. "Nous en avons découvert 15, avec des bébés, dans un garage sans fenêtres. Certaines étaient malades et n'avaient rien mangé depuis plusieurs jours. Il y avait une odeur terrible", décrit-elle.
Gagner l'Europe, coûte que coûte
Christian et Ingrid ont toujours l'intention de rejoindre l'Europe. Fin juillet, ils ont tenté de traverser la Méditerranée depuis Sfax. Moyennant toutes leurs économies, 3 000 dinars (environ 900 euros), ils sont montés dans un bateau avec une quarantaine de personnes, avec l'espoir de rejoindre les côtes italiennes. Selon le récit de Christian, le moteur de l'embarcation surchargée s'est vite arrêté et ils ont dérivé pendant deux heures avant d'atteindre les eaux internationales. De là, des pêcheurs tunisiens les ont recueillis et ramenés sur la côte.
"La mer était si rude, le temps n'était vraiment pas bon", se souvient Christian, en montrant une vidéo sur son portable. "Mais on va continuer à défier l'eau et la nature, car la vie est tellement meilleure en Europe", assure-t-il. Ingrid est du même avis. "Ça ne peut pas être pire qu'au Cameroun. Et puis, il faut que je nourrisse mes enfants qui sont restés au pays, que je trouve un travail".
En attendant, le couple vit au jour le jour. D'autres exilés pourraient les rejoindre pour se cacher. "Je suis fier d'être Noir, on reste solidaires entre nous", glisse Christian. A l'extérieur de la maison, un signe discret permet aux quelques avertis de reconnaître un lieu où ils recevront l'hospitalité.
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