Témoignages "On n'a aucun bénéfice à tirer de cette élection" : le désintérêt des jeunes Tunisiens pour la présidentielle du 6 octobre

Mourad, Issam, Tasnime et Ayoub ont entre 20 et 25 ans. Résignés de voir leurs conditions de vie et leurs libertés stagner, ils ne se rendront pas aux urnes pour élire un nouveau président dimanche.
Article rédigé par Lou Inès Bes
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
Une jeune fille passe devant des affiches électorales pour les élections législatives, à Tunis, le 14 décembre 2022. (FETHI BELAID / AFP)

“Quand nous trouverons quelqu'un qui se soucie de la jeunesse, à ce moment-là nous irons voter”. Le message est clair. Pour Issam*, 25 ans, comme pour beaucoup de jeunes Tunisiens, l’élection présidentielle du 6 octobre ne sera pas un événement. “Pour moi la politique c’est juste une histoire de plus, c’est superficiel”, balaye Tasnime, une Tunisoise de 20 ans qui souhaite devenir infirmière. “Personne ne m'intéresse donc je vais voter blanc”, indique de son côté Mourad, 21 ans. 

Pourtant, quand Kaïs Saïed se présente à l’élection présidentielle anticipée de 2019, il séduit la jeunesse du pays. En Tunisie, près de 45% de la population a moins de 30 ans. Face aux anciens de la politique, ce professeur de droit constitutionnel, apprécié de ses élèves, détonne et promet un renouveau dans une Tunisie qui peine à stabiliser sa situation économique et politique depuis la révolution de 2011. D'ailleurs, quelques jours après le premier tour, l'ancien président en fuite Zine el-Abidine Ben Ali meurt en Arabie saoudite, symbole que l'ancien monde et la dictature sont réellement derrière.

Kaïs Saïed remporte finalement sa première élection avec 72,71% des voix et la jeunesse tunisienne semble y être pour quelque chose. "Kaïs Saïed, le candidat des jeunes Tunisiens qui veulent 'le changement'," titrait Le Monde dans l'entre-deux tours. “La jeunesse a voté pour lui en 2019 et l’a soutenu parce qu’il était hors norme, analyse Youssef Abid, enseignant-chercheur en droit public à la faculté des sciences juridiques et politiques et sociales de Tunis. Mais ça ne s’est pas concrétisé dans les actes. D'ailleurs, il n’avait pas de propositions pour la jeunesse, outre le fait d’être hors norme”

"Au début, il était un espoir pour les jeunes..."

“J'avais soutenu la campagne de Kaïs Saïed”, confirme Mourad alors même qu'il ne pouvait pas encore voter à l’époque. “C'est vrai qu'au début, il était un espoir pour les jeunes mais ensuite ça s'est dégradé”, dit-il. Pour Youssef Abid, "la jeunesse a lâché surtout depuis le coup de force du 25 juillet 2021 car il y a une fracture générationnelle : les jeunes d’aujourd’hui ont la liberté comme ligne rouge et le rétrécissement des droits individuels est très important depuis 2019”.  

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed opère un coup de force constitutionnel en gelant les travaux du Parlement et en limogeant le Premier ministre. La raison ? Pour répondre à la demande des citoyens face à l'impasse des travaux parlementaires, selon le président. Si une partie des Tunisiens, dont la jeunesse, soutient et fait confiance aux promesses du président, les arrestations d'activistes, de journalistes, d'opposants politiques, les limogeages ainsi que les expulsions d'étrangers vont se multiplier. Kaïs Saïed se mue en autocrate à coup de décrets et la situation se complique pour les droits individuels "alors que, dans le même temps, la situation économique ne s'améliore pas" précise Youssef Abid. C'est la douche froide pour la jeunesse qui était derrière lui.

"En discutant avec mes amis, on s'est dit qu'on ne votera pas parce qu'on n'aura aucun bénéfice à tirer de cette élection", déplore Issam, qui habite à Hammamet. Électricien de formation, il peine à trouver un travail déclaré et payé correctement. Pourtant, sa ville bouillonne de touristes étrangers et de Tunisiens aisés l'été et attire les retraités européens l'hiver. Lui, au milieu de tout cela, ne trouve pas d'emploi stable qui lui permette de construire sa vie et de profiter des loisirs. "On se fait exploiter et c’est très dur de trouver un bon travail, dit-il. Je me fais plus d’argent avec des "lives" TikTok, en restant assis sur ma chaise".

Le dimanche 6 octobre, si l’abstention risque d’être importante, celle des jeunes sera à surveiller de près. “Les attentes étaient tellement fortes [lors de l'élection de Kaïs Saïed] que la déception est grande et cela a provoqué une nonchalance des jeunes Tunisiens à l’égard de la politique", constate Youssef Abid, qui a également travaillé pour Al Bawsala et Mourakiboun, deux organisations très actives en Tunisie qui supervisent l'activité politique et parlementaire. 

"Ce désintérêt de la jeunesse est un risque important pour l’avenir du pays car les solutions pour les jeunes sont hors de la Tunisie. Cette dynamique rend la société individualiste.”

Youssef Abid, consultant juridique

à franceinfo

Entre désespoir et renouveau

En effet, partir du pays est dans toutes les têtes, quelle que soit la classe sociale. "Oui, je pense à partir en Europe pour trouver du travail, dit Issam. Mais je vis dans le plus beau pays du monde, je voudrais avoir des dirigeants politiques qui permettent aux jeunes de vivre dans des conditions dignes chez nous". Mourad et Ayoub voteraient, eux aussi, si un candidat proposait des solutions "pour le chômage, les salaires et les visas aussi". "Moi je veux juste avoir le droit de sortir de la Tunisie et revenir, juste pour voyager, découvrir des choses", dit Ayoub. Il a 23 ans, habite au Kram, une ville limitrophe de la Goulette, près de Tunis. Il s'investit au sein d'associations artistiques et d'éducation populaire et écris des textes de rap. "J'essaye d'écrire des choses qui donnent le bon exemple à la jeunesse", dit-il en rêvant à développer son art.

Une jeunesse fracturée donc, entre celle qui s’accroche à son espoir et l’autre qui lutte ou s’évade pour ne pas sombrer. C’est ce que constate également Rym, 33 ans, sur le terrain. Elle travaille dans l'association où Ayoub est bénévole : “Certains jeunes de la génération Z ont les yeux ouverts et savent ce qu'il se passe, vont dans les manifestations mais cherchent quand même des solutions pour quitter la Tunisie. Et pour l’autre partie, qui n’est pas intéressée, c’est le désespoir total parce que depuis des années rien ne change. Alors pourquoi se battre dans le vide ?”

En effet, "il y avait beaucoup de jeunes à la manifestation [du vendredi 13 septembre à Tunis, pour la "défense des droits et libertés"]", rappelle Youssef Abid. Signe que "la peur n’a pas contaminé les jeunes, donc il y aura une renaissance. Cela se voit avec des mouvements qui se créent" dit-il en référence au "Réseau tunisien pour la défense des droits et libertés", créé début septembre.

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