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Colombie: Juan José Nieto Gil, président noir effacé de l’Histoire

Des décennies durant, la Colombie a occulté l’existence de son 14e président: Juan José Nieto Gil, qui exerça la magistrature suprême pendant six mois, en 1861. Motif: il était noir. Le seul portrait que l’on possède de lui a été… blanchi. Son existence était insupportable à l’élite blanche du pays. Portrait d’une existence hors du commun, qui fut rayée de l’histoire du pays.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5min
L'unique portrait de Juan José Nieto Gil, 14e président de Colombie entre janvier et juillet 1861 (capture d'écran du site du Museo historico de Cartagena de Indias). (DR (capture d'écran du site du Museo historico de Cartagena de Indias) )

Juan José Nieto Gil est né le 24 juin 1804 ou 1805, selon les sources, dans le village de Baranoa, sur la côte caraïbe de la Colombie, «peuplée d'Afro-Colombiens et qui a toujours été considérée comme marginale par le pouvoir central de Bogota». Ce dernier était métis, fils d’une Noire, descendante d’esclaves, et d’un Espagnol. En Colombie, les métis «sont considérés comme Noirs», rappelle El Nuovo Herald, quotidien en espagnol de Miami (Etats-Unis). Aujourd’hui, la communauté afro-colombienne représenterait entre 10 et 20% des 48,6 millions de Colombiens.

Nieto Gil «était très beau. Ce qui lui a permis de percer en société et d’avoir des aventures amoureuses avec deux femmes aristocrates, même si sa famille était pauvre», explique le site de la revue colombienne Semana. Au-delà de son aspect physique, Nieto Gil était un autodidacte qui a appris à lire tout seul.

Il travaille d’abord chez un commerçant dont il épouse la fille. En 1839, il a 34 ou 35 ans (selon sa date de naissance). Il se tourne alors vers la politique en se faisant élire député à l’assemblée provinciale de Carthagène (côte Atlantique). Il prend le temps de publier une Géographie historique, statistique et locale de la province de Carthagène, premier ouvrage du genre. Un an plus tard, il participe à l’une des guerres civiles qui ravagent le pays tout au long du XIXe (et qu’évoque l’écrivain Gabriel Marcia Marquez, prix Nobel de littérature, dans son livre Cent ans de solitude). Le conflit (dit Guerra de los Supremos, guerre des Suprêmes, ou parfois Guerra de los Conventos, guerre des Couvents) déchire ce que l’on appelle alors la Confédération grenadine ou Etats-Unis de la Nouvelle Grenade.

Abolition de l’esclavage
Nieto Gil est fait prisonnier pendant le conflit et doit s’exiler pendant cinq ans à Kingston, en Jamaïque. Visiblement démangé par le démon de l’écriture, il va publier plusieurs romans, Rosina, Les Morisques et Ingermina ou la fille de Calamar. Ce livre, d’un genre sentimental, est considéré comme le premier roman colombien.

Vue actuelle de Carthagène, vile inscrite au Patrimoine mondial de l'Unesco (29 janvier 2010). (AFP - HEMIS.FR - HEMIS - LE TOURNEUR D'ISON)

Le député revient d’exil en 1847. Il a de l’ambition. Il fonde alors un journal, La Democracia. Membre du Parti libéral, il est élu gouverneur de l’Etat de Bolivar (dont Carthagène est la capitale). Il va alors y abolir l’esclavage, au cours d’une grande cérémonie. «Aujourd’hui, il n’y a plus d’esclaves. (…) En ce jour, le plus beau de la République, je salue ceux qui le furent. En ce jour ont disparu les noms odieux de maître et d’esclave, première étape de son abolition dans toute la Colombie. Jour à partir duquel plus aucun de nos frères ne portera à son cou (…) la chaîne de la servitude», écrit-il, cité par El Tiempo. Sa démarche annonce l’abolition dans tout le pays.

En juillet 1860, il décide la sécession de son Etat, en révolte contre le pouvoir central de Bogota. Et s’allie au général Tomás Cipriano de Mosquera, qui dirige l’Etat de Cauca.

Le 25 janvier 1861, en l’absence de son allié qui continue à se battre, Nieto, devenu général, se proclame président des Etats-Unis de Colombie. Il exerce alors le pouvoir qu’il cède, le 18 juillet, à Mosquera. A en croire certaines sources, il aurait notamment instauré l’école primaire gratuite et obligatoire. Il meurt le 16 juillet 1866 à Carthagène.

Un portrait… blanchi
Mais l’histoire n’est pas terminée pour autant.

Car par la suite, rapporte La Prensa, son successeur et ancien allié, Tomás Cipriano de Mosquera, aurait tout fait pour effacer sa mémoire. La tombe de Juan José Nieto Gil sera saccagée et «son seul buste connu, détruit». «Il était tellement insupportable à l’élite blanche et descendante d’Espagnols d’avoir eu, ne serait-ce que six mois, un président noir, qu’elle a envoyé son portrait officiel se faire blanchir la peau en France», a raconté sur France Inter le chroniqueur Anthony Bellanger. En clair, l’unique représentation de l’ancien président fut retouchée en France pour que de noir, l’ex-président devienne blanc… Tout un symbole !

Son seul portrait, une peinture à l’huile, fut retrouvé au début des années 70 dans les caves du palais de l’Inquisition (siège du musée historique de la région) à Carthagène par l’historien colombien Orlando Fals Borda. Initiateur de la sociologie dans son pays (mort en 2008), ce dernier a écrit un livre sur Nieto Gil (publié en 2002), qui a permis de redonner un nom au personnage et de lui rendre sa place dans l’Histoire et la galerie des présidents. Un personnage victime d’«un sentiment raciste qui a survécu au fil des siècles», comme l’écrit El Nuevo Herald.

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