GRAND FORMAT. "Nous vivons un moment historique" : à la rencontre de ces Chiliens en lutte contre un système où règnent les inégalités
Ils se sont partagé la terre, la loi, les plus jolies rues, l'air ambiant, l'université, les souliers..." Dans son poème J'accuse, écrit en 1947, Pablo Neruda dénonçait l'oligarchie chilienne. Plus de soixante-dix ans plus tard, les vers du prix Nobel de littérature chilien semblent être toujours d'actualité, à l'image de la révolte qui gronde dans le pays depuis le 18 octobre. L'étincelle est partie de la hausse du prix du ticket de métro – suspendue depuis – et s'est rapidement transformée en un rejet global du modèle économique et social du pays et de ses dirigeants.
Car si le Chili est souvent présenté comme un modèle pour ses voisins d'Amérique latine, et si ses indicateurs économiques sont exceptionnels – un taux de chômage à 7%, un taux de pauvreté de 8,6% et une croissance qui devrait atteindre 3,5% du PIB en 2019 – le pays de 18 millions d'habitants souffre de très grandes inégalités. Selon l'ONU, en 2017, 1% des Chiliens concentraient 33% des revenus du pays. Sur les cent plus grosses entreprises chiliennes, la moitié est contrôlée par seulement vingt familles. Après des années de relative stabilité, depuis la fin de la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990), le Chili reste traversé par de profondes fractures sociales. Comment en est-il arrivé là ?
"Tant que tu ne risques pas de mourir, tu dois attendre"
L'hôpital San Borja Arriaran n'est pas en grève en cette fin novembre, mais tout semble indiquer le contraire. Sur les grandes baies vitrées du bâtiment qui longe l'avenue Santa Rosa, à Santiago, des banderoles appellent à mettre fin "aux listes d'attente", et demandent "un soin digne et de qualité". Dans le hall, des dizaines de patients attendent en file indienne d'être reçus. "Je ne sais pas comment ils font pour avoir autant de patience. Un jour, ça va exploser...", soupire Oscar Moreno, cardiologue de 38 ans.
A la fin de ses études, en 2004, ce spécialiste aux tempes grisonnantes a fait le choix de travailler dans le public et le privé. "Avec quatre enfants, ça ne serait pas possible autrement. Dans le public, je suis payé 1 445 euros par mois. Dans le privé, plus du double". Pour remplir cette double mission, les semaines sont très chargées : jamais moins de 60 heures. "Je me lève à 6h30 et je rentre à 21 heures. S'il y a besoin le samedi, je viens aussi avec mes enfants !", précise-t-il dans un sourire fatigué.
La situation d'Oscar reflète les carences du système de santé chilien. Au centre du mouvement de contestation, il est accusé de favoriser les plus riches et de "tuer" les plus pauvres. Les patients affiliés au régime de santé public doivent verser 7% de leur revenu mensuel, sauf ceux qui n'ont aucune ressource. "Ceux qui choisissent le privé versent un montant qui dépend de leur contrat avec leur assurance, et bénéficient d'une meilleure couverture", décrit le cardiologue. Pour bénéficier de soins complets, plus rapides, et d'un meilleur suivi dans le privé, la facture est salée. "Je verse 600 euros par mois à une assurance privée. Tout le monde ne peut pas se le permettre", prévient-il, en rappelant que le salaire minimum chilien se situe autour de 400 euros.
De nombreux Chiliens n'ont pas assez d'argent pour se soigner. Ils organisent des 'bingos' en famille pour financer leurs opérations ou payer les médicaments.
Les différences entre les systèmes privé et public, mis en place durant la dictature de Pinochet, sont éloquentes. A l'hôpital, "il nous manque beaucoup de matériel. Par exemple, on n'a pas de TAVR (technique d'opération du cœur par voie percutanée), on doit opérer à l'ancienne : anesthésier, ouvrir le thorax, arrêter le cœur... C'est beaucoup plus lourd", se désole Oscar, rappelant que le budget de la santé au Chili représente 7,8% du PIB (contre 11,5% en France). Les radios prennent des jours à être réalisées, quand il suffit de quelques heures dans la clinique Davila, où il travaille le reste du temps.
Les maladies y sont traités par ordre de priorité, selon la devise "tant que tu ne risques pas de mourir, tu dois attendre". Si elles ne sont pas urgentes, certaines pathologies peuvent mettre des mois à être soignées. "Même si la douleur est insurmontable", précise le médecin, en donnant l'exemple d'une fracture au genou. Les patients renvoyés chez eux sont inscrits sur des listes en attendant d'être convoqués par l'hôpital. "D'ailleurs, on a perdu cette liste et on ne l'avait pas informatisée", glisse le cardiologue, sans ciller. Dans les couloirs, de nombreux patients ont en tête des histoires de malades morts alors qu'ils devaient encore être pris en charge. En février, le ministère de la Santé chilien, cité par CNN (en espagnol), a révélé que 9 724 patients étaient morts au premier semestre 2018 dans ces circonstances.
Au-delà du manque de moyens, le cardiologue dénonce aussi un manque cruel d'organisation dans le public, dont une majorité de Chiliens (61%) dépend, selon l'OMS. "Tous mes patients doivent venir à 8 heures, même si leur rendez-vous est à midi. Quand je reçois le dernier de la matinée, il a tellement attendu qu'il est en colère et j'en suis le réceptacle. C'est très dur." Selon Oscar, les "burn-out" sont d'ailleurs fréquents, et les taux de suicide et de divorce sont plus élevés au sein du corps médical que dans le reste de la population. Pour autant, il ne milite pas pour un système de santé public généralisé. "En l'état, ça serait une catastrophe. Le privé pallie encore les carences du public, nuance-t-il, en disant comprendre les revendications actuelles. "Elles sont le symptôme de défaillances accumulées depuis des années. Et quand il y a symptôme, il y a maladie. Mais laquelle ? Et comment la traiter ?"
"La retraite n'existe pas dans ce pays !"
La maladie, Ana Ramirez et Rigoberto Vargas ont passé leur vie à vivre avec. Elle a touché leur fils dès sa naissance, il y a trente-trois ans. "Il souffre d'un dérèglement grave de l'hypophyse et doit se faire des injections très chères", raconte Ana, le regard lointain. Pour l'aider à payer ses soins et pour arrondir leurs fins de mois, la retraitée de 64 ans tient un petit kiosque avec son compagnon sur la place principale du quartier de San Bernardo, au sud de Santiago. Comme chaque été, la place ne désemplit pas. Des vendeurs ambulants de mote con huesillo (une boisson à base de blé cuit et de pêche séchée) se mélangent aux vieillards endormis sur les bancs. Ce jour-là, des manifestants traversent la place à vélo avec des drapeaux "No más AFP" ("stop à l'AFP", le nom du système de retraite chilien).
Dans leur kiosque, l'ancienne agente municipale et l'ancien photographe de 76 ans vendent journaux, friandises, jouets et quelques conserves cuisinées par leurs proches. "On essaye de les aider comme on peut", murmure Ana en montrant un pot de beurre de cacahuète préparé par sa fille. Comme la majorité des retraités, le couple touche une pension inférieure au salaire minimum. "A deux, on gagne 300 000 pesos chiliens [environ 350 euros]. On fait partie de la classe chilienne la plus pauvre, affirme Ana, la banane portée en bandoulière sur son tee-shirt à fleurs. Rigoberto gagne 115 000 pesos [environ 135 euros] et moi le reste."
Au Chili, le système de retraite fonctionne par capitalisation. Il a été initié durant la dictature, par José Piñera, frère de l'actuel président. Membre des "Chicago Boys", un groupe d'économistes chiliens formés dans les années 1970 à l'université de Chicago, sous la coupe de l'ultra-libéral Milton Friedman, il a fait du Chili un laboratoire du néolibéralisme. Le principe du système ? Durant leur vie active, les Chiliens versent environ 10% de leur salaire à des organismes privés appelés AFP (Administratrices de fonds de pension), qui peuvent investir ces sommes dans des placements à risque comme l'immobilier, se dégageant ainsi d'énormes bénéfices. Seules 40% de ces cotisations sont redistribués aux retraités. "On est tous obligés de continuer à travailler", se lamente Ana.
Une de mes amies gagne 160 euros par mois de retraite. Le jour où elle l'a appris, elle pleurait, elle refusait de partir. L'entreprise lui a donné un million de pesos environ [1 170 euros] pour s'en débarrasser.
Pour pouvoir tenir le kiosque et décrocher 600 euros de plus par mois, Ana et Rigoberto s'épuisent à la tâche. "Je me lève à 5 heures pour ouvrir le kiosque une heure plus tard. J'essaye d'être là quand les concurrents ne sont pas encore ouverts, et pour avoir la clientèle qui part au travail, vient chercher un journal, un café...", raconte Ana. "Rigoberto va chercher les journaux au centre de presse. C'est à dix minutes de bus, mais il y va à pied pour économiser. Tout ce qu'on peut économiser, on le fait. Ce kiosque, c'est notre bataille !"
Les heures passées du lundi au samedi dans cette minuscule cabane, glaciale en hiver et suffocante en été, ont des conséquences inévitables sur leur santé. Puisque le kiosque n'a pas de toilettes, Ana est obligée d'emprunter ceux des commerces voisins ou de marcher jusqu'aux toilettes publiques. "Tout ça en plus de mon diabète, mon arthrose et mon hypertension. Je suis très fatiguée, j'aimerais ne plus avoir à me coucher à minuit. Je demande à Dieu de me donner la force", implore-t-elle, le regard triste. "Le physique, c'est le plus dur", confirme Rigoberto d'un hochement de tête. En espagnol, "retraite" se dit "jubilación", de "jubilé", ou "fête". "Mais elle est où la joie ? Il est où le bonheur ?, se demande Ana après un silence. La retraite n'existe pas dans ce pays !"
"Je ne connais pas d'autre vie que celle de petit-fils de président"
De son propre aveu, la retraite de Carlos Ibáñez del Campo s'avère plutôt douce. Tous les hivers, ce Chilien de 74 ans traverse l'Atlantique pour profiter des températures clémentes de l'été européen. Il a visité les châteaux de la Loire en France, les palais de Saint-Pétersbourg en Russie et, l'hiver dernier, il a loué une maison à Cefalù, en Sicile, où il a invité toute sa famille. "Je suis passionné par l'art européen, l'impressionnisme... Et la pâtisserie française ! Ah, les religieuses au chocolat...", sourit-il, assis sur la terrasse de sa maison de Chicureo, commune de 1 000 habitants située au nord de Santiago. Dans ce recoin paisible, un scandale a éclaté en 2012 après qu'une riche propriétaire a voulu interdire aux domestiques de circuler à pied dans les rues, afin de ne pas être visibles et déranger "les enfants à vélo". Une affaire symbolique dans un pays où le revenu des 10% les plus riches est vingt-six fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres, selon l'OCDE.
"Je ne supporte pas ce genre de comportement. J'ai construit moi-même la maison pour mon employé, précise Carlos en désignant une bâtisse en bois située derrière la piscine, au fond de sa propriété de 5 000 m2. Car si Carlos fait partie des 4% des Chiliens les plus aisés, qu'il n'a jamais été étranglé par l'endettement – contrairement à huit foyers sur dix –, n'a jamais eu de problème pour inscrire ses quatre enfants dans les meilleures écoles du pays ou financer son assurance de santé privée, il a toujours visé une vie tranquille et sobre. Celle-ci a pourtant commencé sous les ors de la République. Petit-fils du président du même nom, entre 1927 et 1931, puis 1952 et 1958, Carlos Ibáñez del Campo a passé son enfance dans les couloirs du majestueux palais présidentiel de La Moneda, côtoyant les grands de ce monde, "comme l'ancien président argentin Juan Perón", souligne-t-il.
Mon grand-père venait souvent me chercher à l'école. Son arrivée était annoncée dans les haut-parleurs et tous les élèves se penchaient à la fenêtre pour le voir. Ça me gênait, j'avais honte !
Carlos garde le souvenir d'un aïeul peu loquace mais doté d'une très grande "sensibilité sociale". "Il avait un domaine à Linares [dans le centre du Chili] où j'ai appris à monter à cheval. Là-bas, il a construit pour ses domestiques des maisons similaires à la sienne, en béton et non en terre. Ils voulaient qu'ils se sentent comme lui", raconte-t-il. Aux accusations d'autoritarisme et de répression que son grand-père menait contre ses opposants, l'héritier prévient : "La facette militaire, je ne la connaissais pas."
En 1980, lors de l'entrée en vigueur de la Constitution de Pinochet, qui pérennise le modèle d'un Etat peu interventionniste et renforce la concentration des pouvoirs aux mains d'une minorité, Carlos, ingénieur, devient le numéro deux de la puissante entreprise CCU (Compañía de Cervecerías Unidas), qui distribue les boissons Perrier, Pepsi ou Canada Dry. "J'étais très chanceux. A l'époque, il devait y avoir 25% de chômage. J'avais un salaire très confortable de 8 000 dollars par mois, je voyageais beaucoup", étaye-t-il en se roulant une cigarette. "Je n'étais jamais là, je ne sais pas comment ma femme a pu me garder !", lance-t-il, espiègle.
Cette période, surnommée le "miracle chilien" par les libéraux, s'est avérée brutale pour ses employés. "J'ai licencié plus d'une centaine de personnes car la loi était favorable. C'était souvent les plus précaires, ceux qui mettaient les bouteilles dans les caisses, confie-t-il. Parfois, ils étaient dans l'entreprise depuis trente-cinq ans et on les jetait du jour au lendemain, c'était une peine de mort. J'en culpabilise encore." Aujourd'hui, Carlos regarde ces années post-dictature avec colère. "Il y a une élite qui s'est enrichie sous Pinochet. Toute la corruption vient de là, affirme-t-il en caressant les oreilles de son chien. L'explosion sociale qu'on vit est directement liée à ça." Se considère-t-il comme l'un des leurs ? "Je ne connais pas d'autre vie que celle de petit-fils de président. Je ne peux pas renier d'où je viens, admet-il. Je suis conscient de mes privilèges. Mais je ne pense pas en abuser."
"La lutte des Chiliens est liée à la nôtre"
La notion de privilèges n'a jamais fait partie de la vie de Veronica Quintonahuel, ni de celle de ses ancêtres. Femme mapuche de 38 ans, elle fait partie de la plus grande communauté indigène du Chili. Elle vit à 800 kilomètres au sud de Santiago, en Araucanie, région délimitée par le Rio Biobío au nord, et qui s'étend jusqu'à la cordillère des Andes et les frontières avec l'Argentine. Ici, point d'agitation ; les voitures sont rares. Seuls les bêlements des moutons et le bruit des cascades brisent le silence de la vallée.
Il y a quelques semaines, avec d'autres Mapuches, Veronica a manifesté dans sa commune, à Curarrehue, pour dénoncer la politique du gouvernement. "Les Mapuches subissent depuis des siècles la violence d'Etat et les inégalités. Aujourd'hui, les Chiliens vivent la même chose, ils en ont marre de ne pas pouvoir se soigner, de ne pas pouvoir étudier... Ils comprennent enfin notre lutte et s'identifient à notre souffrance, on ne peut que les soutenir !", se félicite-t-elle, affairée à cuire des œufs dans sa ruka, maison traditionnelle en bois. Signe de ce soutien, le drapeau Wenüfoye, aux bandes bleue, verte et rouge, est brandi dans tous les cortèges depuis le début de la mobilisation. Bien plus que le drapeau chilien. Il est devenu un symbole de résistance contre l'Etat et de soutien à la lutte mapuche, relève le sociologue Fernando Pairican dans le média chilien Ciper (en espagnol).
Car depuis la colonisation espagnole au XVIe siècle, les Mapuches – "Peuple de la terre" en langue mapudungun – n'ont cessé d'être réprimés par les colons espagnols, puis par l'Etat chilien. "Lors de la période de la 'Pacification', au XIXe siècle, mes ancêtres originaires d'Argentine ont dû se réfugier au Chili. Nos maisons ont été brûlées, les familles massacrées", raconte Veronica, très émue à l'évocation de ce passé douloureux. "Durant la dictature, on nous a pris nos terres pour les donner aux industriels et on nous a privés de nos droits". Aujourd'hui, parmi le million de Mapuches qui vivent au Chili, 70% ont dû s'installer dans les grandes villes, notamment pour trouver un travail.
Depuis la fin du régime de Pinochet, l'un des principaux combats des Mapuches est donc la restitution de ces terres ancestrales et sacrées. "Ma famille possèdait 1 200 hectares et en a perdu 300 durant la dictature. Si on veut les récupérer, il faut en faire la demande et payer. Ou alors s'installer de force", explique Veronica en se dirigeant vers la rivière Maichin, qui coule en contrebas. Ceux qui choisissent cette solution sont considérés comme des terroristes par l'Etat et surveillés en permanence par le commando Jungle, un groupe spécial entraîné aux techniques de contre-insurrection en Colombie. En novembre 2018, ce commando a ciblé Camilo Catrillanca, abattu d'une balle dans la nuque alors qu'il travaillait dans un champ sur son tracteur. Le visage de ce jeune Mapuche de 24 ans s'affiche désormais sur tous les murs du pays et les pancartes des manifestants.
Les Mapuches qui résistent le font à leurs risques et périls. Leurs chefs sont tués, ils sont harcelés par la police, parqués dans des "zones rouges" où ils doivent marcher des kilomètres pour trouver de l'eau...
"J'admire ces Mapuches qui affrontent la police, mais moi je ne peux pas faire comme eux, je veux que mes enfants grandissent en paix, confesse Veronica, en détachant ses longs cheveux noirs. Je me concentre sur l'autre bataille, celle contre les multinationales qui veulent installer des barrages hydroélectriques sur nos terres ou des élevages intensifs de saumon". A Curarrehue, "les barrages assèchent les cours d'eau et nous empêchent d'élever nos animaux. La surproduction de saumons pollue les lacs. A cause de ça, nos communautés sont divisées car certains cèdent pour l'argent."
Dans un pays où le secteur de l'eau est privatisé depuis la dictature – l'eau se vend, s'achète, s'échange comme n'importe quelle marchandise et seule une poignée de riches propriétaires y ont accès –, cette lutte pour la préservation de l'environnement trouve écho chez les manifestants chiliens. Dans les cortèges, le chant "Les eaux volées seront récupérées" se mélange ainsi aux slogans contre le système libéral ou les violences patriarcales. "La lutte des Chiliens est liée à la nôtre, résume Veronica. Je crois encore qu'un changement peut exister."
"On manque de tout dans l'éducation publique"
A l'inverse des Mapuches et des Chiliens nés avant 1990, la génération de Rodrigo Pérez n'a jamais connu la dictature. "Nous n'avons pas peur de la confrontation et nous sommes déterminés à faire plier le gouvernement", lance le lycéen de 18 ans, solennel, assis dans la cour déserte du lycée pour garçons José Miguel Carrera, à Santiago. Fondé en 1813, l'établissement a formé la plupart des présidents du Chili, le plus connu d'entre eux étant Salvador Allende, le président socialiste renversé par le coup d'Etat de septembre 1973. "Historiquement, c'était plutôt un lycée réservé aux élites, étaye Rodrigo, mais aujourd'hui c'est un établissement financé par la mairie. Les professeurs ont la volonté de nous forger l'esprit critique. Il y a sept élèves trans qui étudient ici."
Le jeune homme fait partie des lycéens qui ont organisé les premières mobilisations contre la hausse du prix du ticket de métro à Santiago, le 18 octobre. Depuis, il dort peu et son portable ne cesse de sonner. Avec quelques professeurs et élèves, il profite de l'arrêt des cours pour occuper, nuit et jour, les bâtiments de ce lycée de 4 000 élèves. Dans les salles, certains d'entre eux s'affairent à ranger les matelas et jeter des vieilles barquettes de nourriture. Sur les murs, les graffitis révolutionnaires et le visage du Che Guevara détonnent avec les devises de l'établissement : "Ce que tu sèmes aujourd'hui seront les fruits de demain."
A l'instar des manifestants, les occupants du lycée exigent que le gouvernement mette fin au système de "privatisation" de l'éducation. Jusqu'en 1973, l'éducation était un droit au Chili, mais la dictature l'a largement privatisée, au même titre que la santé ou les retraites. L'Etat a délégué aux municipalités la gestion des écoles, laissant "les communes riches avoir les meilleures écoles et les communes pauvres les mauvaises", décrit Rodrigo. Le coût des études renforce d'autant plus ces disparités. A l'université, un mois d'études coûte en moyenne entre 400 et 600 euros et l'Etat ne subventionne que 15% du budget des universités. Résultat : les familles s'endettent parfois pendant quinze ans pour payer les études de leurs enfants. En 2014, 70% des étudiants étaient endettés. "Quand tu as fini tes études, tu dois rembourser ton prêt. Ça représente souvent entre 20 et 30% de ton salaire. Et encore, si tu as un travail ! C'est un cercle vicieux...", se désole celui qui rêve d'études de cinéma. Cette année, le taux de chômage des 15-24 ans a en effet atteint 19,2%, selon la Banque mondiale.
"On manque de tout dans l'éducation publique. Les professeurs sont mal payés et ne s'accrochent qu'à leur vocation", déplore Rodrigo en entrant dans une classe quasiment vide où des rangées de pupitres en bois élimés s'alignent devant un tableau. Seul le rétroprojecteur suspendu au plafond semble récent. "C'est la salle la plus luxueuse !"
Les professeurs doivent s'acheter leurs feutres, il n'y a pas de papier toilette ou de savon dans les cabinets ; les élèves doivent apporter les leurs.
Mais nombre de manifestants estiment que la réforme n'est toujours pas suffisante et que seule une réécriture complète de la Constitution – entrée en vigueur durant la dictature de Pinochet – permettra un véritable changement du système éducatif. Un référendum pour une révision du texte doit avoir lieu en avril 2020.
En attendant, la mobilisation se poursuit et les lycéens sont toujours étroitement surveillés par la police. "Quand l'état d'urgence a été décrété [le 18 octobre, puis levé une dizaine de jours plus tard], des camarades ont été arrêtés et emprisonnés", raconte Rodrigo. "On a vu des 'pacos' [le terme péjoratif pour désigner les policiers] monter sur le toit du lycée pour nous surveiller". Selon lui, certains ont même uriné sur le toit pour les provoquer. Pour se protéger, les lycéens se préparent désormais à anticiper toute opération de police. Une commission "sécurité" a été créée lors de l'occupation et regroupe les élèves les plus robustes du lycée. L'établissement est barricadé et il faut s'inscrire sur un registre pour y entrer. "On n'aurait jamais pensé en arriver là !, admet le lycéen dans un sourire. Nous vivons un moment historique. Tant que le système ne changera pas, nous continuerons à lutter."