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Manifestations au Brésil : "Il s'agit d'un mouvement exceptionnel"

Des milliers de personnes ont défilé dans les villes brésiliennes, lundi. Eclairage avec l'anthropologue Alain Bertho, cofondateur de l'Observatoire international des banlieues et des périphéries.

Article rédigé par Fabien Magnenou - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Un manifestant déploie un drapeau brésilien, lors d'affrontements avec les forces de l'ordre, à Rio de Janeiro, le 17 juin. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)

Ce sont les plus grandes manifestations dans le pays depuis plus de vingt ans. Plusieurs villes du Brésil sont secouées par un mouvement de contestation : Sao Paulo, Brasilia, Rio de Janeiro, Curitiba, Belo Horizonte... Des centaines de milliers de personnes dénoncent  les sommes engagées dans l'organisation du Mondial de football 2014, au cours de manifestations émaillées d'affrontements avec la police.

Pour décrypter ce mouvement, francetv info a contacté Alain Bertho, professeur d'anthropologie à l'université de Paris VIII-Saint-Denis et auteur du Temps des émeutes (Bayard, 2009). Il a cofondé l'Observatoire international des banlieues et des périphéries et recense une à une les émeutes du monde entier, sur son site Anthropologie du présent.

Francetv info : Quelque 200 000 personnes ont défilé dans les rues des principales villes du Brésil. Qui sont ces manifestants ?

Alain Bertho : J'espère le vérifier assez vite, grâce à mes collègues de Porto Alegre et de Rio. A priori, d'après les vidéos amateur dont je dispose, il s'agit de la jeunesse brésilienne, dans tout son éventail social, comme souvent dans ce genre de manifestations.

Qu'est-ce qui vous frappe dans ce mouvement ?

C'est un mouvement assez exceptionnel au Brésil, qui n'a pas l'habitude des grandes mobilisations urbaines, qu'elles soient pacifiques ou violentes, hormis le mouvement des paysans sans terre ou les mobilisations sociales ouvrières, plus spécifiques, dans les entreprises ou dans les mines. Cette fois, il s'agit d'un mouvement social urbain, d'ampleur nationale, qui traduit une exaspération collective.

Ces grandes mobilisations étaient jusqu'ici étrangement absentes de ce grand pays, tout comme les affrontements avec les forces de l'ordre. Cela ne veut pas dire que le Brésil était un pays sans violence, mais celle-ci était davantage assignée à des affrontements entre les habitants des favelas, les gangs, les milices et la police, autour de questions liées à l'argent de la drogue.

Ces manifestations dénonceraient les fortes sommes engagées par le Brésil pour organiser le Mondial de football 2014. Est-ce une explication convaincante ?

Elle peut l'être, du point de vue des gens qui se mobilisent. Ce n'était pas évident les premiers jours, lors des mobilisations à Sao Paulo, spécifiquement liées à une hausse du prix des transports. A partir du moment où les manifestations se sont transportées dans d'autres villes comme Brasilia, et se sont dirigées vers les stades où s'ouvrait la Coupe des Confédérations, les gens ont dit : "Il n'y a pas d'argent pour les transports, mais il y en a pour les grands travaux et les grands événements !"

Ceux-ci mobilisent des budgets colossaux et génèrent de brutales mutations urbaines, avec des effets considérables, comme la politique de pacification des favelas ou des déplacements de population. Les expulsions avec des relogements à 80 km du centre sont justifiées [par les autorités] par des raisons d'insalubrité ou de risques naturels, alors qu'il s'agit en fait de "nettoyer" la ville (les favelas sont situées au centre des grandes villes) et d'ouvrir les quartiers à la spéculation.

Il y a enfin le soupçon que l'argent ne serve pas qu'au football. Et il y a vraisemblablement quelque chose qui se joue au nom du football, qui n'est pas du football : la spéculation foncière et immobilière.

Pourquoi cette exaspération s'exprime-t-elle dans la rue ?

Il y a quelques mois, je me suis rendu, avec des collègues, dans de petites favelas directement touchées par les grands travaux. Le sentiment des habitants, les favelados, c'est d'être face à un mur et à une "politique verticale" : "Le gouvernement fédéral est tenu par le Parti des travailleurs (PT, au pouvoir), le gouvernement national est tenu par le PT, la mairie est alliée au PT et tous sont pour notre expulsion", nous disaient-ils. Les habitants nous demandaient : "A qui parler pour être entendus ?" Du coup, il est impossible de traduire les revendications en termes de politique classique.

Une distance est en train de se créer avec le pouvoir. Cet écart est d'autant plus difficile à percevoir qu'il n'y a pas d'indicateur de l'abstention dans le pays, où le vote est obligatoire. Vu l'ampleur géographique de ce mouvement national, je doute que cela retombe rapidement.

On entend souvent parler du Brésil comme d'un pays au fort dynamisme économique, apaisé par la présidence de Lula, de 2003 à 2011. Pourquoi ces incidents éclatent-ils maintenant ?

Justement. Lula n'a rien transformé structurellement dans le rapport de l'économie brésilienne à la finance mondiale. Au contraire, il a agi pour intégrer le Brésil dans la globalisation, d'où la croissance économique du pays. Et cela s'est accompagné de transferts d'argent importants vers la population, notamment avec la Bolsa familia, qui a apporté un salaire minimum à beaucoup de pauvres qui connaissent ainsi une intégration paradoxale.

Ces pauvres ont rejoint une sorte de "lower class" moyenne, détachée des structures mafieuses et de la violence des favelas, pour être intégrés au marché et avoir accès aux services publics et privés : eau, électricité, internet... qui par ailleurs sont de plus en plus chers. Lula a réellement fait baisser la grande pauvreté au Brésil, mais tout le monde est désormais confronté aux mêmes tensions et aux mêmes débats publics que dans d'autres pays : les choix budgétaires, la rente foncière et la vie chère. Bienvenue dans la globalisation !

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