: Reportage En Chine, l’intelligence artificielle repousse les limites de la morale et redonne vie aux morts
C'est d'abord une discussion banale : on entend la grand-mère demander au jeune homme s’il a bien mangé. "Comment vas-tu grand-mère ?" , lui répond le petit-fils. Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue..." Une discussion classique entre membres d'une famille chinoise. À cela près que la grand-mère qui s’exprime est décédée depuis plusieurs mois. Son avatar a été récréé grâce à l’intelligence artificielle. Par l’intermédiaire d’un écran, la famille peut ainsi continuer de dialoguer avec elle tous les jours.
La mort défiée par les nouvelles technologies, un concept nouveau en Chine qui repousse les limites de la morale et s'apprête à révolutionner le secteur funéraire. C'est un jeune ingénieur de Nankin, à 300 kilomètres à l’ouest de Shanghai, qui en est l’un des précurseurs. Sun Kai a mis au point cette nouvelle façon de dialoguer avec les morts après la mort de sa mère. Et selon ses dires, ça lui a fait beaucoup de bien : "J'étais excité et soulagé. Je me sentais coupable de ne pas avoir passé assez de temps avec ma mère avant son décès et d’avoir consacré trop de temps à mon travail. Quand j’ai entendu ses premières paroles, j'ai eu l'impression de moins me sentir coupable, d'avoir trouvé un moyen de parler à ma mère et de l'entendre me demander, par exemple, si j'ai bien mangé aujourd'hui."
"J'espère que, bientôt, elle sera capable de communiquer non seulement avec moi, mais aussi avec mes enfants..."
Sun Kaià franceinfo
Au siège de l'entreprise Nanjing Silicon Intelligence à Nankin, plusieurs centaines de programmateurs travaillent au quotidien pour mettre au point les profils numériques des personnes décédées. "Notre technologie est déjà très avancée et fonctionne très bien, assure Yang Yang, l’une des responsables du site. Pour copier l'apparence physique, nous avons seulement besoin d'une vidéo de trois minutes de la personne qui parle tout en faisant des gestes naturels et habituels. Pour le son, nous avons besoin d’une dizaine de minutes d'enregistrement audio. Tout ça prend seulement quelques jours. Pour le clonage de la pensée, c’est un processus qui est plus progressif : plus nous avons de matière, plus il y a de ressemblance avec la personne décédée. Au fur et à mesure que nous accélérons le développement de notre technologie, le dialogue est de plus en plus élaboré", précise la spécialiste.
Le tarif pour créer un profil numérique commence à 2000 euros, mais peut monter beaucoup plus haut si la famille souhaite, par exemple, pouvoir dialoguer comme avec une personne vivante sur n’importe quel sujet.
Faire participer les défunts... à leurs propres obsèques
L'intelligence artificielle donne aussi d'autres idées : dans l’un des plus grands cimetières de la banlieue ouest de Shanghai, les nouvelles technologies sont en train de chambouler le quotidien. Au fond du cimetière, on peut découvrir un espace numérique avec des écrans, et un projet complètement fou de faire participer les défunts... à leurs propres obsèques. La personne décédée pourra en quelque sorte diriger son enterrement et dialoguer en direct avec l’assistance.
"Toute personne ordinaire mérite d'être préservée dans ce monde après son décès, explique Li Jingheng est l’un des dirigeants du cimetière. Nous nous appuyons sur les nouvelles technologies pour assurer la poursuite de la vie du défunt. Notre premier essai, c’était avec un célèbre professeur de médecine à Shanghai. C’était une première en Chine : lors de la cérémonie funéraire, il a pu dialoguer avec ses élèves et ses infirmières. C'était très émouvant, sa voix est sortie, ses élèves ont immédiatement fondu en larmes. Le médecin a demandé à l’un ses élèves où il en était dans ses études... Grâce aux techniques du ChatGPT, il était parfaitement capable de dialoguer", raconte-t-il.
Toutefois, le concept n’en est qu’à ses débuts et tout n’est pas parfait, reconnaît Yang Mujiang, qui supervise la partie numérique du cimetière. "Comme certaines personnes décédées sont très âgées, il n’y a pas forcément beaucoup de photos et de vidéos de haute qualité. Avec l’intelligence artificielle, on arrive à créer un profil, mais seuls les yeux, la bouche et la tête peuvent bouger un peu. Il est préférable d’avoir davantage de vidéos pour que l’effet soit meilleur lors de l’enterrement. On doit pouvoir reproduire les habitudes du défunt."
"Si le profil n'est pas suffisamment réel, la famille se sentira mal à l'aise. Les proches valident le projet uniquement s’ils ne peuvent pas faire la différence entre le vrai profil et le faux"
Yang Mujiangà franceinfo
Une nouveauté qui attire les familles de défunts, mais pas forcément tout le monde. Ce Shanghaien que nous avons croisé dans le cimetière, venu pour le premier anniversaire du décès de sa mère, ne trouve pas tout cela très moral. "Il faut vraiment que le profil créé par l’intelligence artificielle reproduise les mêmes habitudes de la personne décédée pour que ce soit correct, mais je trouve que c’est difficile d’être d’accord avec tout ça, car on sait que la personne décédée ne reviendra pas. C’est un peu étrange que la famille puisse avoir un dialogue avec un proche décédé. Si quelqu’un de la famille meurt, je pense que c’est mieux d’en parler en tête à tête entre nous à la maison", balaye-t-il.
Reste que le marché est potentiellement gigantesque dans un pays qui enregistre en moyenne 10 millions de décès chaque année.
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