Loi martiale en Corée du Sud : comment deux ans de scandales et de blocage institutionnel ont mené le président Yoon Suk-yeol au "suicide politique"
Quel avenir politique et judiciaire pour le président Yoon Suk-yeol, après sa tentative manquée d'imposer la loi martiale en Corée du Sud ? Son sort est suspendu au vote du Parlement, samedi 7 décembre, après que les oppositions ont déposé une motion de destitution contre le dirigeant conservateur. Une enquête policière pour "rébellion" visant le chef d'Etat a aussi été ouverte, après le coup d'Etat manqué qui a provoqué l'indignation et des manifestations.
Lors de ce coup de force, Yoon Suk-yeol a affirmé recourir à la loi martiale "pour protéger la Corée du Sud libérale des menaces posées par les forces communistes nord-coréennes et éliminer les éléments hostiles à l'Etat" – une référence aux élus de l'opposition. Yoon Suk-yeol avait récemment mis en avant la menace nord-coréenne pour défendre davantage de répression dans le pays, relève France 24. En 2023, le conservateur fustigeait déjà les "forces du totalitarisme communiste qui ont toujours pris l'apparence de militants pro-démocratie et de défenseurs des droits humains". L'opposition s'inquiétait d'ailleurs, en septembre, des "manœuvres politiques" menées par le président. Elles se sont concrétisées mardi.
"Je suis très perplexe face à cette décision politique extrême [de recours à la loi martiale], qui viole les normes démocratiques", réagit Celeste Arrington, professeure de sciences politiques et directrice de l'Institut des études coréennes à l'université George Washington, aux Etats-Unis. "Cela n'a pas beaucoup de sens… Il s'agit presque d'un suicide politique", poursuit la chercheuse.
Une présidence sans majorité et des critiques en interne
L'annonce choc du chef d'Etat sud-coréen, mardi, intervient après plus de deux ans d'une présidence difficile et contestée. Le dirigeant, un ancien procureur connu pour ses positions antiféministes, a été élu en mars 2022 avec une très faible avance sur son rival Lee Jae-myung – seulement 0,8 points de pourcentage, rappelle le New York Times. Depuis, il est le premier président en plusieurs décennies à gouverner sans jamais avoir eu de majorité parlementaire. Un défi qui n'a fait que s'accentuer à partir du printemps, après la large victoire de l'opposition, déjà majoritaire, aux élections législatives : le Parti démocrate y a obtenu 173 sièges (contre 156 auparavant), tandis que le Parti du pouvoir au peuple, celui du président, est passé de 114 à 108 sièges.
Ces deux dernières années, l'exécutif sud-coréen a eu principalement un pouvoir de veto contre des lois proposées par l'opposition, sans vraiment pouvoir faire avancer ses propres mesures. Le New York Times cite entre autres des blocages en matière de baisse d'impôts sur les sociétés, de prix du logement ou de réforme des retraites, dans un contexte d'augmentation du coût de la vie. Si bien que l'impopularité de Yoon Suk-yeol a atteint un niveau record début novembre, avec seulement 17% d'opinions favorables, rapporte la BBC. "Selon moi, le président a probablement estimé qu'il ne serait pas en mesure de faire avancer ses priorités en matière de politique intérieure jusqu'à la fin de son mandat", analyse Ramon Pacheco Pardo, professeur de relations internationales au King's College à Londres et titulaire de la chaire Corée à l'université Vrije de Bruxelles.
Sur fond de fronde grandissante, le chef d'Etat sud-coréen "a déclaré la loi martiale pour tenter de rallier sa base conservatrice et son propre parti", poursuit le chercheur, pointant "de multiples problèmes ces derniers mois" entre le leader et son camp. D'après les informations du Korea Herald, des tensions ont récemment émergé entre Yoon Suk-yeol et Han Dong-hoon, à la tête du Parti du pouvoir au peuple. Jeudi, ce dernier a d'ailleurs exigé le départ du président de sa formation politique. "Le dirigeant est un novice en politique, il n'a pas les réseaux qu'ont d'autres membres du parti conservateur", observe Celeste Arrington.
"Le fait que le président déclare la loi martiale sans consulter ses conseillers témoigne d'un apparent état psychologique d'isolement. Quand les gens se sentent acculés, ils ont tendance à prendre des décisions absurdes."
Park Chang-hwan, professeur à l'université Janganau journal "Korea Herald"
L'universitaire Park Chang-hwan en est convaincu : "l'isolement grandissant" de Yoon Suk-yeol au sein de son mouvement, conjugué à "l'acharnement de l'opposition à lui demander des comptes", a conduit le président à ces mesures "extrêmes".
Une série de scandales
Le bras de fer entre le président et l'opposition parlementaire a, en effet, atteint un point culminant ces derniers mois. Fin novembre, les élus de l'opposition ont voté en faveur d'un budget considérablement réduit pour l'année 2025, loin des volontés de la présidence. Yoon Suk-yeol a fustigé ce choix, accusant l'opposition de couper "tous les budgets essentiels aux fonctions premières de la nation".
"Ce conflit entre conservateurs et opposition est une guerre totale. Les deux camps ont leur part de responsabilité. Ils n'ont pas fait que bloquer les initiatives de l'autre, ils s'attaquent à l'autre."
Celeste Arrington, spécialiste de la Corée du Sudà franceinfo
Récemment, les députés opposés au pouvoir ont aussi lancé une motion de destitution visant des procureurs et le directeur de la Commission de contrôle et d'inspection. Selon le Korea Herald, ces élus dénoncent, entre autres, la gestion d'enquêtes visant Kim Keon-hee, la Première dame de Corée du Sud. Un nouvel effort de l'opposition qui a pu être "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase" pour Yoon Suk-yeol, interprète Celeste Arrington. Dans la motion de destitution, l'opposition accuse d'ailleurs le président d'avoir tenté un recours à la loi martiale dans "une volonté d'échapper à des enquêtes criminelles" le visant ainsi que sa famille.
Les affaires impliquant la Première dame sont venues entacher les premières années de mandat du président sud-coréen. En pleine campagne présidentielle, Kim Keon-hee s'était excusée pour la falsification de documents d'identité. Elle a ensuite été accusée dans une affaire de manipulation de cours en bourse, et sa mère a été condamnée à un an de prison pour falsification de documents financiers dans une transaction immobilière.
C'est néanmoins le "scandale du sac Dior" qui a peut-être le plus entravé la popularité de Yoon Suk-yeol. En 2022, un pasteur de gauche a remis à Kim Keon-hee un sac d'une valeur d'environ 2 000 euros, tout en la filmant à son insu. Dans cette vidéo, la Première dame déclare au pasteur : "S'il vous plaît, n'achetez pas un article aussi cher que celui-ci", sans toutefois refuser le sac en question. En Corée du Sud, les officiels représentant les pouvoirs publics – ainsi que leurs conjoints – ne peuvent accepter de cadeaux d'un montant supérieur à 750 dollars (soit un peu plus de 700 euros). Comme le rapporte la BBC, Yoon Suk-yeol avait d'abord fustigé "une manœuvre politique", avant de s'excuser publiquement début novembre pour les affaires visant sa femme. Il a néanmoins posé son veto à un projet de loi demandant une enquête sur ces accusations.
Pour Ramon Pacheco Pardo, de tels scandales "ont probablement joué un rôle" dans la tentative ratée du chef d'Etat sud-coréen d'imposer la loi martiale. Le président avait en outre été très critiqué dans la lignée d'une bousculade meurtrière à Séoul le soir d'Halloween, en 2022. Plus de 150 personnes avaient péri et les autorités avaient rapidement été accusées de négligences.
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