"On me disait que c'était complètement exagéré"

"L'écologie était secondaire par rapport à l'économie"

"J'étais la cinquième roue du carrosse"

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récit

Douze ministres de l'Ecologie racontent 40 ans de tergiversations face à la crise climatique

Par Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot

Pour cet article, franceinfo a sollicité dix-sept anciens ministres de l'Environnement ou de l'Ecologie, restés plus de six mois en poste. Douze ont accepté de répondre et cinq ont décliné : Huguette Bouchardeau, Ségolène Royal, Nathalie Kosciusko-Morizet, Delphine Batho et Nicolas Hulot.

1970-1992

"Ce n’était la préoccupation de personne"

Les balbutiements de l’écologie en politique

1971

Création du ministère de l’Environnement

1979

Première alerte avec le rapport Charney

1988

Création du Giec

1992-2003

"Certains ont tout fait pour qu’on n’agisse pas"

L’indifférence malgré l’alerte des scientifiques

1992

Sommet de la Terre

1995

Première COP à Berlin

1997

Protocole de Kyoto

2003

Canicule en France

En 1992, les grandes nations de ce monde organisent un sommet de la Terre et accouchent du document à l'origine des COP, ces conférences qui rythment la vie de la diplomatie climatique tous les ans. "La première pensée globale est là", assure Michel Barnier, en poste au ministère de mars 1993 à mai 1995.

Michel Barnier, entouré par des enfants, plante un arbre, le 25 novembre 1993, à Saint-Fulgent (Vendée).
Michel Barnier, entouré par des enfants, plante un arbre, le 25 novembre 1993, à Saint-Fulgent (Vendée). (FRANK PERRY / AFP)

Le ministre RPR tente de faire émerger une écologie de droite, où se conjuguent défense de l'environnement et capitalisme. Il lance un débat sur le mix énergétique français, dominé par le nucléaire, mais à la traîne en matière de renouvelable. Il doit composer avec des collègues pas franchement coopératifs : "Le ministère de l'Environnement n'agit qu'en embêtant, pour rester poli, les autres", résume-t-il. Un enquiquineur qui plus est éphémère : "Nous ne sommes que le maillon d'une chaîne. Vous n'êtes que le successeur d'un ministre et le prédécesseur d'un autre."

Corinne Lepage, qui lui succède en 1995, est plus critique. Pour elle, les historiens regarderont les responsables politiques de son époque comme des "égoïstes incroyables", voire des "criminels, pour ceux qui étaient conscients et qui ont tout fait pour qu'on n'agisse pas." Le problème, pour l'avocate, réside dans une prise de conscience très limitée du changement climatique quand elle était au ministère. "Franchement, j'étais une Martienne. (...) On me disait que c'était complètement exagéré, que c'était ridicule. Quand vous parliez de notre responsabilité à l'égard des générations futures, tout le monde s'en foutait et, en fait, on a commencé à s'intéresser au climat quand notre génération a été concernée."

Corinne Lepage dans le bureau de son cabinet d'avocat, le 9 mai 2023, à Paris.

(MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

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Si les politiques publiques tardent à se saisir du sujet de l'écologie, en dehors de la loi Barnier sur la protection de l'environnement et de la loi Laure sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, les connaissances dans ce domaine progressent : le Giec dévoile un nouveau rapport en 1995, insistant toujours plus sur le rôle de l'effet de serre dans le réchauffement de la planète. Un phénomène naturel que peu comprennent. "J'en parlais régulièrement dans mes discours. Je l'avais instauré comme un élément de langage incontournable. Sauf que ça n'entrait pas du tout, ça n'imprimait pas", se souvient avec amertume Corinne Lepage.

"On en parle peu", confirme Dominique Voynet, qui prend sa suite en 1997. Et ce désintérêt ne concerne pas que les politiques. En arrivant au sommet de Kyoto, la ministre écologiste se rend compte "qu'il y a des dizaines de journalistes allemands, anglais, américains, chinois, etc. Il doit y avoir deux journalistes français. Ce n'est pas un sujet grand public". C'est pourtant au Japon que le monde se fixe, pour la toute première fois, des quotas de limitation des émissions de gaz à effet de serre.

L'indifférence vis-à-vis des mesures prises à l'international se mue en méfiance, dès lors qu'elles doivent se concrétiser en France. Dans le gouvernement de gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin, Dominique Voynet doit ferrailler avec le ministère de l'Economie au sujet d'une taxe sur les activités polluantes des entreprises. Ce projet d'"écotaxe" est "activement torpillé" par Bercy et Laurent Fabius, enrage encore aujourd'hui l'écologiste. Elle finit par jeter l'éponge et quitte le gouvernement en juillet 2001, après quatre ans aux responsabilités. Sur son bilan, l'ancienne candidate des Verts se dit "super critique" : "On n'était pas prêts", lâche-t-elle, en raillant les mesures de l’époque.

Dominique Voynet dans les locaux de France Télévisions, le 17 mai 2023, à Paris.

(JEAN-MARIE LEQUERTIER / FRANCE TELEVISIONS)

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L'année de son départ, le Giec publie un troisième rapport (document PDF) et les Etats-Unis de George W. Bush piétinent une décennie de négociations climatiques en sortant du protocole de Kyoto. Si elle veut le respecter, la France dispose d'une dizaine d'années. Objectif : stabiliser ses émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990. Mais "pour Jacques Chirac ou pour Lionel Jospin, c'est la moindre des préoccupations", juge l'écologiste Yves Cochet, en poste de juillet 2001 à mai 2002.

Yves Cochet, le 8 octobre 2001, lors d'une conférence de presse devant l'usine d'engrais AZF
Yves Cochet, le 8 octobre 2001, lors d'une conférence de presse devant l'usine d'engrais AZF du Grand-Quevilly (Seine-Maritime). (MEHDI FEDOUACH / AFP)

Aux résistances rencontrées au sein de l'exécutif s'ajoutent, selon lui, les pressions des lobbies, notamment nucléaire et agricole. "Tout de suite, ils vous prennent à la gorge", décrit-il. Et l'actualité fait passer la cause écologique au second plan. En septembre 2001, l'explosion de l'usine AZF à Toulouse fait 31 morts et près de 2 500 blessés. "C'était le risque technologique qui primait", se souvient aujourd'hui Yves Cochet.

"Avec les suites d'AZF, je n'ai pas su, ou pas pu, m'occuper, par exemple, des dérèglements climatiques ou de la biodiversité."

Yves Cochet à franceinfo

Après la cohabitation puis l'élection présidentielle de 2002, l'exécutif dirigé par Jacques Chirac s'ancre de nouveau à droite, et Roselyne Bachelot décroche le portefeuille de l'Ecologie. Mais c'est le chef de l'Etat qui restera dans l'histoire avec cette phrase, prononcée en 2002, au sommet de la Terre de Johannesbourg (Afrique du Sud) : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs."

"J'ai eu l'impression qu'il s'était presque converti, s'amuse Roselyne Bachelot*. Après tout, la foi des convertis est bien plus forte que celle de la plupart de ceux qui ont baigné dans cela depuis la naissance."* La réalité des faits est moins reluisante. "On était à l'époque, à l'Ecologie, l'avant-dernier budget ministériel", soupire-t-elle. Côté thermomètre : 40°C à Lyon, 41°C à Carcassonne, 42°C à Orange… La longue canicule de l'été 2003 et ses 15 000 morts concrétisent, en ce début de siècle, la menace du réchauffement climatique, et révèlent que la France n'est pas préparée à affronter ses conséquences.

2003-2015

"J’ai eu le sentiment d’une grande inutilité"

Des espoirs déçus et une première contestation

2004

Premier plan climat

2007

Grenelle de l’environnement

2013

Recul sur l’"écotaxe"

2015-2023

"L’idée y est, la réalité non"

D’insolubles contradictions face à l’urgence

2015

Accord de Paris

2018

Mouvement des "gilets jaunes"

2020

Convention citoyenne pour le climat

2022

Année la plus chaude en France

Crédits

  • Rédaction : Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
  • Vidéos et montage : Mathieu Dreujou, Jean-Marie Lequertier, Billie Comte
  • Conception et design : Maxime Loisel
  • Développement : Grégoire Humbert
  • Illustration : Pauline Le Nours
  • Relecture : Louis Boy
  • Supervision éditoriale : Ilan Caro, Simon Gourmellet, Julie Rasplus