Journée mondiale des toilettes : pourquoi il est temps de se pencher sur les grosses émissions de gaz à effet de serre de nos petits coins

Des gaz peu amicaux se cachent derrière la porte des WC, mais ces derniers renferment aussi des solutions pour agir à la fois sur les crises climatique, énergétique et sanitaire.
Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
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Le secteur de l'assainissement est responsable de 17% des émissions de méthane à travers le monde. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

"Je vais vous parler d'un sujet passionnant qui nous concerne tous. Car tout le monde fait caca, n'est-ce pas ?" Souriant à sa webcam, Daniel Ddiba interroge une mosaïque d'écrans noirs. L'ingénieur et chercheur ougandais basé en Suède s'exprime à l'occasion d'une visioconférence du Stockholm Environment Institute (SEI). Environ 1,3% des émissions de gaz à effet de serre mondiales proviennent des systèmes d'assainissement et de gestion des eaux usées, et donc des toilettes. "C'est plus ou moins l'équivalent des émissions du secteur mondial de l'aviation, mais dans le discours sur le changement climatique, on ne parle quasiment pas d'assainissement", s'étonne le chercheur.

La journée mondiale des toilettes, mardi 19 novembre, donne l'occasion de se réjouir de l'amélioration, à travers le monde, de l'accès aux sanitaires. Mais cet incontestable progrès en matière de santé publique s'est accompagné d'une hausse spectaculaire d'émissions de gaz à effet de serre particulièrement nocifs pour le climat : le méthane et le protoxyde d'azote, respectivement 28 et 273 fois plus "réchauffants" que le CO2 dans l'atmosphère.

En Inde, où l'accès aux toilettes a augmenté de 14% entre 2015 et 2020, les émissions de méthane issues des latrines à fosse – soit un trou creusé dans le sol – ont été multipliées par quatre, selon le SEI (lien PDF). En Chine, les émissions de méthane des eaux usées ont explosé de 90% entre 2000 et 2020, rapporte Science Direct. Enfin, selon l'Agence américaine pour le développement international, citée par le think tank IISD, ces émissions pourraient s'accroître de 60% d'ici 2030 en Afrique subsaharienne, boostées par l'urbanisation et la généralisation de l'accès aux petits coins. "Que faire alors ? Se retenir d'aller aux toilettes ?", plaisante le chercheur. "Non, rassurez-vous. Les solutions existent déjà, promet-il. Reste à les déployer."

La question centrale de l'assainissement

Les émissions liées à l'assainissement ont longtemps été sous-estimées, voire ignorées. "Nous ne nous intéressons pas à ce qu'il se passe une fois que nous avons tiré la chasse d'eau", résume Daniel Ddiba. Quant aux régions du monde qui ne sont pas raccordées aux égouts et qui utilisent par exemple des systèmes de fosses septiques vidées par camion, "trop peu d'études permettent d'évaluer précisément leurs émissions". Mais un point ne fait aucun doute, poursuit le scientifique : "Dès qu'il y a des excréments humains en grande quantité dans des conditions anaérobies [sans contact avec l'oxygène], du méthane est généré."

Avec une durée de vie bien plus courte dans l'atmosphère que le CO2 (une vingtaine d'années), le méthane "a un impact disproportionné sur la température à court terme", écrit le Giec. Réduire rapidement et drastiquement ces émissions est donc impératif pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d'ici 2100, comme inscrit dans l'accord de Paris. Suivant cette logique, 158 pays se sont engagés à réduire de 30% les émissions de méthane en 2030 par rapport à 2020, en signant à la COP26 le Global Methane Pledge. "Pour relever ces deux défis, il faut se pencher sur la question de l'assainissement", martèle Daniel Ddiba, concédant qu'"il n'y a pas de solution universelle, qui fonctionnerait à Stockholm comme à Kampala".  

"Les toilettes telles qu'on les connaît en Europe, avec la chasse d'eau qui emmène notre petite affaire dans un réseau jusqu'à une grosse usine de traitement, ne doivent pas être considérées comme une référence qu'il faudrait déployer partout."

Daniel Ddiba, chercheur au Stockholm Environment Institute

à franceinfo

En l'absence d'égouts, comme souvent dans les pays émergents et en voie de développement, "on peut déjà s'assurer que les latrines à fosse sont construites au-dessus du niveau des nappes phréatiques, explique Daniel Ddiba. Cela évite qu'elles se remplissent d'eau, ce qui renforce les conditions anaérobies et augmente les émissions de méthane." Sans investissements démesurés ni technologies révolutionnaires, le simple fait de vider les fosses septiques plus souvent permet de réduire leurs émissions de méthane, selon une étude publiée dans la revue Environmental Science & Technology par des chercheurs qui étudiaient ce problème au Vietnam, où 90% de la population se soulage dans ce type de dispositifs. 

Enfin, "idéalement, toutes les installations de traitement des eaux usées devraient être équipées d'une usine de captage qui transforme le méthane, au lieu de le rejeter dans l'atmosphère". A Stockholm, 300 bus roulent grâce au biométhane obtenu à partir des boues de l'usine d'assainissement qui traite les déjections des habitants de la capitale suédoise. En Europe comme en Inde ou en Chine, les projets se multiplient et posent la question qui fâche : celle des financements, ou plutôt, des investissements. 

Des ressources insoupçonnées

Car pour les spécialistes, ces technologies peuvent répondre à la fois à la crise énergétique et à la crise climatique. Pratique, d'autant que "le secteur de l'assainissement est très énergivore", appuie Alexis de Kerchove, directeur de la durabilité des clients chez Xylem, entreprise américaine spécialisée dans la gestion de l'eau. "Aujourd'hui, le secteur utilise au niveau global environ 20% d'énergies renouvelables, donc il émet indirectement du fait de son besoin en énergie. Mais l'autre problème, c'est que le procédé en lui-même, celui que l'on utilise depuis toujours pour traiter les eaux usées, génère malheureusement lui aussi du méthane et du protoxyde d'azote", poursuit le spécialiste.

Rejeter des eaux sales dans la nature n'étant pas une option, récupérer ces gaz à effet de serre "fugitifs" produits par l'activité de traitement permet de réduire leur impact et de réaliser d'importantes économies, argumente-t-il.

"Les eaux usées sont considérées comme un déchet, mais si on y regarde de plus près, ce sont des ressources : elles sont riches en carbone, en nitrogène, en phosphore et, surtout, en eau !"

Alexis de Kerchove, directeur de la durabilité des clients chez Xylem

à franceinfo

"On peut récupérer les ressources dans l'eau usée et produire de la valeur ajoutée, comme des engrais pour l'agriculture, ou du biochar", un matériau noir issu d'un procédé appelé pyrolyse, "et ainsi stocker le carbone sous forme solide", explique-t-il, enthousiaste à l'idée de voir ces rebuts s'inscrire dans un cercle vertueux.

A l'Université suédoise des sciences agricoles, des chercheurs ont développé une technologie capable "de séparer les urines des excréments, pour faire de l'urine une poudre essentiellement composée de nutriments, le tout dans une machine de la taille d'un lave-linge", décrit Daniel Ddiba. Cette poudre peut servir par exemple à la fabrication d'engrais. Et retirer l'urine des eaux usées permet de réduire la production d'acide nitrique lors du traitement.

"Quand on parle d'assainissement et de réchauffement climatique, le secteur de l'eau a tendance à se focaliser sur l'adaptation, sur le fait de rendre nos systèmes plus résilients face aux catastrophes, comme les inondations ou les sécheresses", relève Alexis de Kerchove. "C'est essentiel", estime-t-il, rappelant les événements qui ont touché l'Europe cette année, notamment les récentes inondations qui ont endeuillé l'Espagne. "Mais à quoi bon si l'on continue d'émettre des tonnes de gaz à effet de serre qui ne font qu'armer le réchauffement climatique ?, demande-t-il. Il faut mener cette guerre sur les deux fronts." Y compris sur le trône.

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