"Parmi une trentaine de coordinateurs, on n'était que trois femmes" : les sciences du climat, un domaine de recherche encore très masculin
Quand on leur demande si elles ont déjà été la seule femme dans la pièce, elles rient. "Je n'imagine pas une femme vous dire le contraire", répond Ko Barrett. "C'est vrai pour nous toutes : le premier jury de thèse où je suis allée, j'étais la seule femme", se souvient Béatrice Marticorena. Vice-présidente du Giec et directrice de recherche au CNRS, elles exercent toutes les deux dans le domaine toujours très masculin des sciences du climat. En témoigne un chiffre : en trente-cinq ans, le Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) n'a jamais été présidé par une femme.
Le groupe remplacera son actuel président, le Coréen Hoesung Lee, lors de sa 59e session, qui se tiendra à Nairobi (Kenya) du 24 au 28 juillet. Parmi les quatre candidats, on trouve cette année deux femmes : la biogéographe sud-africaine Debra Roberts et la mathématicienne brésilienne Thelma Krug. "Elire une femme pour la première fois serait un message fort envoyé à toutes les scientifiques. Parce que dans ce domaine, l'équilibre n'y est pas", défend la première.
Un tiers de femmes dans le dernier rapport du Giec
En effet, parmi les plus de 700 auteurs du dernier rapport du Giec, seuls 33% étaient des femmes. "On est là ! On a fait une part immense du travail", écrivait l'une d'elles, Friederike Otto, sur Twitter, au moment de la publication. Et quand on monte à l'échelon des coprésidents de chapitre, ceux qui se séparent la gestion des différentes parties du rapport, on peut compter deux femmes sur huit.
Deuxième à gauche sur la photo : Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et actuelle coprésidente du groupe 1 du Giec, qui étudie les principes physiques du changement climatique. En 2013 déjà, pour le rapport précédent, elle avait constaté ce déséquilibre : "Je l'ai ressenti très fortement quand j'étais coordinatrice de chapitre. Il y avait une trentaine de coordinateurs [dans le groupe 1], on n'était que trois femmes. Ça m'avait frappée", déplore-t-elle.
La hiérarchie, un "tuyau percé"
Ces quelques chiffres ne font qu'illustrer un tableau plus large : les femmes sont minoritaires dans les sciences du climat. En France, des chiffres internes consultés par franceinfo révèlent que parmi tous les chercheurs du domaine Océan-Atmosphère de l'Institut national des sciences de l'univers, 36% sont des femmes.
Béatrice Marticorena, coprésidente du comité parité égalité du CNRS, entre dans le détail : à l'Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL), consacré aux sciences du climat, "il y a davantage de chercheuses de rang B (chargées de recherche, maîtresses de conférences), avec une proportion de 42% de femmes, que de chercheuses de rang A (professeures d'université, directrices de recherche), à 34%". Elle dénonce un "effet de tuyau percé" à mesure que l'on monte dans la hiérarchie. Jusqu'à n'avoir aucune directrice de laboratoire au sein des huit organes de l'IPSL.
Pour ces scientifiques, tout se joue même dès l'enfance, où les petites filles ne sont pas encouragées à s'orienter professionnellement vers les sciences. "Les femmes scientifiques sont absentes des manuels", regrette par exemple Valérie Masson-Delmotte. La glaciologue Heïdi Sevestre a souffert de cette absence de représentation féminine dans son domaine. "Tous mes professeurs étaient des hommes, mes camarades de classe aussi. Je n'avais qu'un seul exemple de femme glaciologue : Madeleine Griselin. C'était dur pour moi de me représenter le métier", raconte-t-elle. Lors des expéditions dans les régions polaires, elle a d'ailleurs souvent été la seule femme. Elle a donc réalisé, en 2021, une expédition 100% féminine dans l'Arctique.
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Mais les castings 100% féminins sont rares. "On a dû se frayer un chemin dans un environnement très masculin", a ainsi raconté Penny Endersby, directrice du Met Office, le service météo britannique, lors d'une conférence à Glasgow (Ecosse). "Lors de certaines réunions, il m'est arrivé de demander à un homme d'exprimer mon idée, pour qu'elle soit entendue", ajoute Béatrice Marticorena. Plus récemment, lors des discussions autour du dernier rapport du Giec, un incident a marqué Valérie Masson-Delmotte : "Des scientifiques qui discutent et puis une femme, brillante, d'Oxford, s'exprime. Elle fait jeune et on lui demande qui est son directeur de thèse. On ne pose pas nécessairement cette question à un homme. Elle est directrice du laboratoire…"
"Il y a parfois cette forme de complicité entre hommes âgés, qui sont des professeurs émérites, qui s'appellent entre eux 'professeur' pour se faire du bien et qui appellent toujours les femmes par leur prénom."
Valérie Masson-Delmotte, climatologueà franceinfo
Moins nombreuses, les femmes scientifiques sont aussi moins payées, rapporte Béatrice Marticorena. Le CNRS vient d'achever une étude sur les rémunérations. "On constate des différences liées aux primes, qui sont en moyenne plus importantes pour les hommes que pour les femmes", pointe la directrice de recherche. Des primes d'excellence qui sont d'environ 3 000 euros par an et qui sont amenées à augmenter. "La carrière des femmes évolue plus lentement. A durée de carrière égale, elles sont moins bien payées", conclut-elle.
Comment expliquer ces écarts ? Au CNRS, par exemple, les critères de promotion défavoriseraient les femmes. Celles-ci "se concentrent davantage sur les tâches collectives : gérer le réseau, la plateforme de laboratoire… plutôt qu'être la première à publier dans Nature", dépeint Béatrice Marticorena. Ailleurs, les scientifiques interrogées évoquent la charge de la famille. "J'ai dû m'occuper de mes parents âgés, c'est un vrai challenge quand on aspire à des évolutions de carrière", raconte Debra Roberts.
Une trop longue route vers la parité
La situation a toutefois évolué ces dernières années. Des comités de parité comme celui du CNRS se développent dans les institutions. Le Giec a, de son côté, installé une "Gender Action Team" (GAT), une équipe qui œuvre à renforcer l'égalité des genres. "Quand le Giec a été créé à la fin des années 1980, nous avions environ 8% de femmes, maintenant, nous en avons 33%. Ce n'est pas encore suffisant, mais c'est une amélioration", salue la présidente de l'équipe, Ko Barrett.
Béatrice Marticorena dresse un tableau similaire de la recherche française : peut mieux faire. Elle prend la calculatrice : si, au CNRS, 37% des recrutements annuels de chercheurs sont des femmes, cela n'ajoute qu'environ 100 femmes par an à un total de 11 000 chercheurs. La parité reste alors hors d'atteinte. "Dans les discours, les choses changent, il est admis que c'est un problème à régler. En pratique, le rythme du changement est extrêmement lent", regrette-t-elle. Il est pourtant nécessaire, disent les chercheuses interrogées par franceinfo.
Et ce n'est pas qu'une affaire de chiffres, pour Debra Roberts : "Il ne suffit pas de les faire entrer dans la pièce. Il faut s'assurer qu'elles soient entendues et qu'elles puissent accéder à la direction", martèle-t-elle.
"D'après mon expérience, les femmes apportent une expertise particulière dans l'examen des questions de vulnérabilité et d'adaptation. Et ce sont des éléments importants de l'équation climatique."
Ko Barrett, vice-présidente du Giecà franceinfo
Devant la complexité des questions climatiques, l'expertise scientifique de toutes et tous apparaît nécessaire. La présidente de la GAT se risque à une analogie : "Si vous construisez une maison, vous ne vous contentez pas d'engager un plombier pour tout faire. C'est complexe, il faut donc une diversité de points de vue et d'expertises. Il en va de même pour les sciences du climat. C'est l'un des problèmes les plus complexes auxquels nous soyons confrontés. Nous avons donc vraiment besoin d'une diversité de personnes impliquées dans ce domaine." Debra Roberts acquiesce : "L'action climatique doit inclure toute la société. On ne peut pas ignorer 50% de la population mondiale !"
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