: Portrait Qui est Sultan al-Jaber, le président de la COP28 de Dubaï, qui carbure à l'or noir et aux énergies renouvelables ?
On rencontre tout type de profils dans les couloirs des conférences de l'ONU pour le climat. Des politiques et des diplomates, d'ambitieux avocats des énergies dites propres, comme le solaire ou l'éolien, ou d'influents représentants des énergies fossiles, investisseurs et autres lobbies pétroliers. Sultan al-Jaber, le président de la COP28, qui a ouvert jeudi 30 novembre à Dubaï, aux Emirats arabes unis, est un peu tout cela à la fois.
Fondateur de Masdar, géant émirati des énergies renouvelables, et directeur d'Adnoc, la compagnie pétrolière nationale, le tout juste quinquagénaire a œuvré, tout au long de sa carrière, à faire de son pays une superpuissance énergétique à deux têtes. D'après une enquête de la BBC publiée lundi, s'il est question lors de cette COP28 de donner un coup d'accélérateur aux énergies propres, son équipe aurait aussi profité de la préparation du sommet pour prospecter de nouveaux marchés dans les fossiles. Alors que seule une réduction drastique et rapide de notre dépendance aux hydrocarbures permettra d'enrayer la hausse des émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique, comme le martèle le dernier rapport du Giec, la casquette de pétrolier de Sultan al-Jaber fait de l'ombre aux enjeux de cette COP cruciale. Mais elle met en lumière sur la complexité de la transition attendue des pays pétrogaziers.
Un pur produit du choc pétrolier
Ceux qui travaillent pour lui l'appellent "Docteur Sultan". Le président de la COP28 est en effet titulaire d'un doctorat en commerce et en économie, obtenu à l'université de Coventry (Royaume-Uni). Avant cela, Sultan al-Jaber a étudié le génie chimique et pétrolier ainsi que l'administration des affaires aux Etats-Unis.
"Plus que d'un ingénieur, il a le profil d'un businessman, d'un investisseur."
Philippe Pétriat, historien spécialiste du Moyen-orient contemporainà franceinfo
Dans son livre Aux pays de l'or noir (éd. Gallimard), cet universitaire raconte comment la hausse des prix des hydrocarbures a fait exploser les revenus des états producteurs du Golfe, à partir du choc pétrolier de 1973. Cette année-là, lorsque Sultan al-Jaber voit le jour, les compagnies nationales sont en train de reprendre la main sur cette ressource, jusqu'alors exploitée par les entreprises occidentales. A travers des bourses étudiantes, elles s'assurent que les jeunes citoyens, du moins les plus brillants d'entre eux, soit capable à l'avenir d'en prendre les rennes. La politique des émirats et l'argent d'Adnoc donnent ainsi naissance au "Docteur Sultan".
En 2006, il devient à 33 ans directeur et fondateur de l'Abu Dhabi Future Energy Company (ADFEC). L'entreprise nationale est chargée de mettre en marche "l'initiative Masdar", un plan de développement des énergies renouvelables qui comprend, entre autres, des projets de fermes solaires démesurées, un centre universitaire à la pointe de la recherche et la construction de "la première ville 'zero carbone' au monde" dans le désert : Masdar City.
L'ambition verte est financée par l'or noir, via le fonds souverain Mubadala. "Nous voyons le développement des énergies renouvelables comme une opportunité, pas comme un problème", explique le jeune al-Jaber à la presse étrangère, déjà circonspecte face au soudain verdissement de l'émirat, septième producteur mondial de pétrole.
"Nous constatons que le marché de l'énergie se diversifie, donc nous aussi devons nous diversifier."
Sultan al-Jaber, en 2007dans "The New York Times"
Plans conçus par le célèbre architecte britannique Norman Foster, partenariat noué avec le prestigieux Massachusset Institute of Technology (MIT)... Sultan al-Jaber se démène pour faire de Masdar City la vitrine tape-à-l'œil des ambitions de l'entreprise éponyme. "En gros, c'était juste Sultan al-Jaber, un chef de projet, trois consultants extérieurs et moi-même", se souvient son premier directeur des opérations, interrogé par le magazine Wired. Quant au lieu ? Un "tas de sable". Une phrase prononcée à l'époque subsiste d'un entretien avec le PDG, effacée depuis de la surface d'internet : "Je ne veux pas paraître arrogant, mais nous sommes en train de faire l'histoire."
Un VRP des ambitions émiraties
A la fin des années 2000 et au début des années 2010, le monde entier se presse sur le chantier de l'utopie décarbonée. En 2008, Sultan al-Jaber porte la candidature d'Abu Dhabi pour accueillir le siège de l'Agence internationale pour les énergies renouvelables face à l'Allemagne ou encore l'Autriche. Aucun Etat européen ne peut rivaliser avec les promesses de l'émirat, qui met plusieurs milliards de dollars sur la table.
Dès lors, les photos de Sultan al-Jaber publiées par les agences de presse se suivent et se ressemblent. On le voit à la tribune d'une conférence ou d'un sommet sur les énergies, renouvelables ou non, aux côtés du futur Charles III par exemple ou de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, qui le nomme en 2009 au groupe consultatif de l'ONU sur l'énergie et le changement climatique.
Il pose rarement, trop occupé à promener ses invités dans les rues désertes de la cité de demain, l'index pointé sur une maquette. "En tant que tel, le projet de ville n'a pas vraiment fonctionné. Masdar City est à moitié vide, son système de déplacement 100% électrique n'a pas marché, elle est trop excentrée... décrit Philippe Pétriat. Mais elle est une remarquable carte de visite pour l'entreprise qui, elle, est un succès."
Quand François Hollande s'y rend en 2013, il est accompagné de dirigeants de TotalEnergies. En quelques années, Sultan al-Jaber s'est imposé à la fois comme un partenaire économique et un interlocuteur diplomatique. Saluant sa "vision entrepreneuriale", les Nations unies lui décernent en 2012 le titre de "Champion de la Terre", une distinction qui consacre les acteurs de la transition écologique. Il exerce enfin le rôle d'émissaire des Emirats arabes unis pour le climat, entre 2010 et 2016, et représente son pays à la COP21 de Paris. A cette occasion, le président du sommet, Laurent Fabius, lui attribue une mission de "facilitateur" au sein d'un groupe de 14 négociateurs chargés de "l'aider à s'assurer qu'à la fin de la semaine de négociations, la COP21 soit un succès".
Un dirigeant qui veut verdir l'or noir
S'il faut de bons contacts pour garantir le succès de négociations climatiques, Sultan al-Jaber dispose à coup sûr du carnet d'adresses nécessaire : "On sait qu'il a de très bonne relation avec John Kerry", le chef de la délégation américaine dans les négociations climatiques, "et qu'il en avait avec Franz Timmermans", l'ancien monsieur climat de l'Union européenne, explique Alden Meyer, vétéran des COP et directeur du groupe de réflexion sur le climat E3G.
Si sa nomination à la présidence de la COP28 a indigné la société civile, les dirigeants des Etats et des institutions internationales ont largement pris sa défense. L'Américain John Kerry a ainsi invité à "ne pas juger le livre à sa couverture". Stéphane Crouzat, ambassadeur chargé des négociations sur le changement climatique, estime aussi qu'il faut "lui accorder le bénéfice du doute".
"C'est quelqu'un de très pragmatique, qui connaît les sujets."
Stéphane Crouzat, ambassadeur chargé des négociations sur le changement climatiqueà franceinfo
"Quand il dit à ses collègues patrons de grandes entreprises pétrolières et gazières qu'il faut mettre fin aux émissions de méthane d'ici 2030, il peut leur expliquer concrètement comment lui-même compte y parvenir", argue le chef de la délégation française à la COP28.
Dans un rare entretien accordé au Guardian, Sultan al-Jaber développe lui-même cet argumentaire de la transformation de l'intérieur. C'est ainsi qu'il justifie son arrivée en 2016 à la tête de la compagnie pétrolière nationale. "Le président [des Emirats arabes unis] m'a choisi pour transformer Adnoc, pour la décarboner et lui donner un avenir, explique-t-il. On ne m'a pas envoyé à Adnoc pour continuer dans la même voie." "Pour l'instant, rien n'indique que le président et son équipe ne soient parvenus à obtenir de vrais engagements concrets de la part des entreprises pétrolières et notamment des entreprises nationales", relativise Alden Meyer, rappelant que les délégations émiraties aux conférences de l'ONU pour le climat comptent chaque année plus de représentants du lobby pétrolier.
Autre point d'inquiétude : le discours enthousiaste de Sultan al-Jaber sur la possibilité de "verdir" les énergies fossiles. Il met par exemple en avant les prouesses d'Adnoc pour rendre "plus propre" l'exploitation et le transport des hydrocarbures et vante les possibilités des technologies de capture de carbone (CCS). Mais l'exploitation et le transport des énergies fossiles ne comptent que pour une petite partie des émissions. Quant aux CCS, elles ne sont ni au point aujourd'hui ni déployables à grande échelle.
Un mélange des genres qui incite à la prudence
"A l'écoute", "qui connait ses dossiers", "pragmatique"... Les quelques politiques et diplomates qui s'expriment à son sujet n'en disent pas plus, soucieux bien sûr de voir les négociations aboutir à de vrais engagements. Ils ne doutent pas non plus que Sultan al-Jaber souhaite tout autant une victoire diplomatique émiratie. Cités anonymement dans le Guardian, d'autres assurent "devoir absolument travailler avec lui, pour s'assurer qu'il ne soit pas empêché à domicile [par les intérêts pétroliers] ou par les Saoudiens", voisins et rivaux. Lui insiste sur la nécessité de "convier tout le monde autour de la table" et "de réimaginer la relation entre les producteurs [d'énergies fossiles] et les consommateurs".
"L'ambition demeure possible, notamment sur le déploiement des énergies renouvelables", assure Alden Meyer. Ce thème souvent secondaire dans les COP est porté haut à l'agenda par Sultan al-Jaber qui, selon son entourage, cité par l'AFP, s'étonne que le volet carbonné de son CV soit davantage discuté que son expérience des énergies renouvelables. Sur ce point, son refus de démissionner d'Adnoc, ainsi que les révélations publiées en juin par le Guardian, selon lesquelles son équipe et le groupe pétrolier discutait ensemble des enjeux de la COP, n'ont pas aidé.
La détermination à avancer, avec ou en dépit de ce président de la COP28, a eu raison de l'indignation d'une partie des acteurs de la société civile. Au cours des neuf derniers mois de préparation de la conférence pour le climat de Dubaï, Sultan al-Jaber s'est rendu dans plus de 25 pays, précise son équipe à l'AFP. Il y a rencontré, entre autres, des ONG, comme Oxfam, qui défend notamment la taxation des énergies fossiles et des grandes fortunes pour financer l'adaptation et la transition des plus vulnérables.
"On s'est posé la question de le rencontrer ou pas, en raison bien sûr du conflit d'intérêts flagrant entre sa position de dirigeant d'Adnoc et son rôle de président de la COP28."
Guillaume Compain, chargé de campagne chez Oxfam Franceà franceinfo
Et le militant de continuer : "Nous avons décidé que le plus important était de lui transmettre nos attentes, notamment sur les questions de financements." Attentif au risque "que la société civile ne soit instrumentalisée", Guillaume Compain décrit un président "qui s'est montré ouvert". Un optimisme (très) prudent commun à tous les interlocuteurs, résolus à faire avancer le monde en direction d'une sortie des énergies fossiles. Leur réduction est en tout cas "inévitable" et "essentielle", a concédé Sultan al-Jaber. Quant à savoir s'il s'agit d'un discours de façade ? Pour le responsable d'Oxfam, "seuls les résultats de la COP permettront d'en juger".
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