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"Dès que vous pouvez, partez" : dans le bassin de Lacq, les habitants apprennent à reconnaître les odeurs chimiques

Des riverains d'une zone industrielle du Béarn sont formés depuis 2016 à identifier les odeurs de produits chimiques qui pourrissent leur quotidien. Franceinfo s’est rendu sur place.

Article rédigé par franceinfo - Hugo Cailloux
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Temps de lecture : 12min
Chrystèle Alviset s'entraîne à identifier une odeur imprégnée sur une languette de papier, le 10 juillet 2018, à son domicile, dans le bassin de Lacq (Pyrénées-Atlantiques). (HUGO CAILLOUX / FRANCEINFO)

Au volant de sa voiture, ce mardi 10 juillet, Chrystèle Alviset longe les monticules de tuyaux et de cheminées de la plateforme pétrochimique de Lacq (Pyrénées-Atlantiques), qui se trouve à 400 mètres de son domicile. Les fenêtres grandes ouvertes, des odeurs d’œuf pourri, de gaz de ville, puis de levure, emplissent l'habitacle, puis saturent les narines. "DMS", "methional", "pyrazine", nomme-t-elle, à chaque fois qu’une nouvelle émanation se fait sentir.

Comme les enfants qui apprennent les noms des animaux, la dirigeante d'entreprise de 49 ans a appris à reconnaître les odeurs chimiques, mémorisant des molécules aux noms barbares, comme "mercaptan", ou "sulfurol", en y associant les effluves correspondantes. 

Chrystèle Alviset pointe du doigt une entreprise de pétrochimie du bassin de Lacq (Pyrénées-Atlantiques), le 10 juillet 2018. (HUGO CAILLOUX / FRANCEINFO)

Si Chrystèle a un nez aussi fin, c'est parce qu'elle ne vit pas n'importe où. Les usines du bassin de Lacq, dont Total, ont produit un tiers du gaz consommé par les Français jusqu’en 2013. Cette année-là, le pétrolier se désengage de la production de gaz, le gisement arrivant à épuisement. Avec le soutien des élus de la région, de nouvelles industries viennent la remplacer. Et ces usines dégagent rapidement des odeurs très fortes qui incommodent les riverains.

En 2016, 18 riverains et 18 employés des usines du bassin de Lacq, qui n'avaient jusque-là aucune idée de l'existence dans l'atmosphère des molécules de "pyrogène" et autres "terpeniques", ont appris à reconnaître ces odeurs en suivant 32 heures de formation. Organisés par la Communauté de communes, l'agence Atmo Nouvelle-Aquitaine et les industriels, les cours avaient pour objectif d'établir un état des lieux précis de la situation olfactive des communes limitrophes des usines de pétrochimie, à la suite de plaintes de plus en plus fortes des riverains.

Des odeurs neuf jours sur dix

Des vapeurs bleues surplombent la plateforme d'industrie chimique de Lacq (Pyrénées-Atlantiques), le 24 novembre 2017. (Chrystèle Alviset / DR)

Sur place, les odeurs, sans danger selon les industriels, sont effectivement insoutenables. Alors, dans sa voiture, Chrystèle Alviset accélère. "Tous les vendredis soir, après le travail, je pars dans ma maison de campagne dans les Pyrénées, explique-t-elle. Au moins, là-bas, ça ne sent rien. Mon pneumologue m'a dit : 'Dès que vous pouvez, partez !'."

Tout comme Chrystèle, Ghislaine, fait aussi partie des "nez" volontaires. Elle revient de Pau, à trente minutes de voiture, où se situe son bureau. A peine rentrée chez elle, à Abidos, une commune voisine des usines, elle fait la grimace. Un vent d’effluves de levure associé à de la vase vient suspendre la quiétude des lieux. Impossible de profiter sereinement de la piscine creusée dans le jardin, l'air est irrespirable. Ghislaine prend alors son téléphone et se connecte à un site internet, appelée Odo, pour signaler les émanations. "C'est un mélange, analyse-t-elle. On sent la marée, le gaz, et le gâteau." Elle inscrit "DMS, Ethyl Mercaptan, et Pyrazine" dans l'application.

“Apprendre les couleurs n’est pas inné, c'est comme les odeurs", explique Maryline Jaubert, l'experte en analyse sensorielle qui a formé les volontaires. "L'objectif de la formation est d'exprimer la gène de manière la plus objective possible, et de donner un langage commun".

Pour les odeurs, c’est un peu plus compliqué, parce que les molécules odorantes peuvent être prises en compte de manière différente par chacun.

Maryline Jaubert, experte en analyse sensorielle

à franceinfo

Pendant la formation, les riverains se sont confectionné leur pense-bête sur une feuille A4, qui les aide à retrouver les noms scientifiques des odeurs. Chrystèle la garde sur le siège passager de sa voiture, au cas où. Sur cette fiche figure le nom chimique, et des notes personnelles. Ghislaine et Chrystèle interprètent différemment les mêmes odeurs. Ainsi, pour la première, l'isobutylquinoleine évoque le "tabac froid" et le "plâtre mouillé". Pour la seconde, c'est plutôt du "bois", du "pétrole", ou même de l"'asperge".

La première étude de ce type dans la région s'est tenue entre novembre 2016 et novembre 2017. Les 36 "nez", sélectionnés sur la base du volontariat, ont procédé à des relevés quotidiens. Les nez devaient noter le type d'odeur, leur intensité, la vitesse du vent, le lieu et la durée de l'émanation. Une fois le matin, une autre fois le soir. Les résultats de l'étude ont été rendus publics en avril 2018. Le constat est sans appel : sur une année, les riverains ont perçu des odeurs pendant 333 jours, soit neuf jours sur dix, précise le rapport.

Lors de leur formation, les élèves apprennent à mesurer l’intensité de la gêne. “Aujourd’hui, les odeurs m’empêchent de faire quoi que ce soit dehors, alors c’est niveau 6”, estime Ghislaine. A partir d'un tel taux, le signalement est communiqué directement à un agent d’astreinte dans les usines. Ils doivent ensuite faire remonter le problème afin que les industriels trouvent éventuellement une solution.

Mardi soir, la notification a été reçue par Olivier Malraux, pompier depuis 2009 à la Sogebi, l'entreprise gestionnaire des plateformes industrielles. Lui aussi a été formé à la reconnaissance des odeurs. “Mardi soir j’étais chez moi, et je n’ai pas pu constater par moi-même les odeurs, déplore-t-il. C’est pour cela que d’autres nez seront formés, pour que l’on puisse faire des surveillances, même la nuit”. Une deuxième session est prévue en octobre, confirme à franceinfo Marilyne Jaubert.

"Pour moi, ça sent la bouse de vache"

La régularité et le nombre des relevés est primordiale pour obtenir des résultats fiables, note la formatrice. Lors de la première étude, les "nez" se sont montrés très assidus. L'observateur numéro 6 a, par exemple, rempli le formulaire sans aucun oubli pendant 30 semaines d'affilée. Mais l'absence de résultat probant a démotivé la plupart des nez. A la fin de la première phase de l'étude, l'agence publique Atmo Nouvelle-Aquitaine, qui pilote le dispositif, a permis aux nez de continuer à faire des signalements. Ils ne sont plus que "trois ou quatre" riverains à continuer les signalements.

De leur côté, Chrystèle et Ghislaine se prennent au jeu. Elles se retrouvent de temps en temps pour s'entraîner. Attablées dans le jardin de Chrystèle ce mardi, elles révisent leurs gammes. Heureusement, le vent est contraire, aucune odeur n'emplit l'air. Les bambous installés dans le jardin font office de paravent. Elles utilisent une trentaine de petites fioles, numérotées, et des bandelettes de papier blanc, comme celles que l’on retrouve dans les magasins de parfumerie.  Chrystèle se lance. "J’essaie le huit", annonce-t-elle. 

Pas de chance, ce sera l'odeur de vomi pour cette fois. “Acide butyrique”, lance la chef d'entreprise, imperturbable. Seules ses mouvements de narine trahissent sa répulsion. “Pour moi, ça sent la bouse de vache”, affirme de son côté Ghislaine. Chrystèle prend une autre fiole au hasard. “TDM [tertiododécyl mercaptan] s'exclame-t-elle, sûre d'elle. L'effluve pique le nez, et rappelle la transpiration de certains voyageurs des transports en commun lors des fins de journées d'été. “Quand je croise quelqu’un qui transpire, je me dis que c’est du TDM”, note avec amusement Ghislaine

"Vous avez oublié de fermer le gaz ?"

Parfois, les riverains ne se rendent plus compte que le parfum qui les entoure est vicié. Ils s'habituent. "C'est quand la famille vient nous voir ou lorsque que l'on revient de voyage que l'on s'en rend bien compte", explique Marie-Claire, retraitée de 66 ans, dans le pas de la porte de son pavillon d'Abidos. Alors les habitants reçoivent des remarques de leurs proches. "Nos amis demandent si on a oublié de fermer le gaz quand ils arrivent ici", affirme Ghislaine.

En rentrant du travail, j'ai senti comme une odeur de pipi de chat dans une chambre. Grâce à la formation, j'ai compris que c'était du Thiomenthone qui provenait des usines.

Ghislaine*, habitante d'Abidos

à franceinfo

Cette situation a tendu le marché de l'immobilier. Si un notaire affirme à franceinfo ne pas avoir constaté de variation importante des prix depuis l'arrivée des nouvelles industries, Ghislaine, elle, craint pour ses vieux jours. "Je suis bien ici, j'aime ma région, affirme-t-elle. Mais pour la retraite, la maison deviendra trop grande à entretenir. Je pensais pouvoir partir, mais j'espère maintenant que les industriels auront amélioré les choses d'ici là, parce que je ne pense pas que nous vendront notre maison à un bon prix." 

Pour Maryline Lozes, agente immobilière à Mourenx, la commune d'Abidos, où réside Ghislaine, son mari, et un de ses deux enfants, "reste le secteur le plus compliqué des environs", mais "tout se vend, tempère-t-elle. Ça met juste plus de temps". Les acheteurs restent le plus souvent des originaires de la région, à la recherche de prix bas.

"C'est difficile de s'opposer à ces entreprises"

Les critiques envers les émanations des sites industriels sont récurrentes depuis la création des premières usines, dans les années 1960. Dernière en date, la plainte de l’association France nature environnement contre l'entreprise pharmaceutique Sanofi et son usine de Mourenx, en plein cœur du bassin de Lacq. Selon les plus récents relevés, l’usine rejette 190 000 fois la norme autorisée de bromopropane, une substance classée comme cancérogène mutagène. Le produit est, cette fois-ci, inodore. Mercredi 11 juillet, une manifestation a rassemblé une quarantaine de personnes devant les bâtiments de la Communauté de communes de Lacq-Orthez, aux cris de "Sanofi, assassins", rapporte France Bleu Béarn. La veille, Sanofi Chimie s'était engagée à fermer temporairement son site, tout en diligentant une enquête "pour mieux comprendre les causes et l’historique de la situation".

Si certains sont vent debout contre les errances de l’industrie, la plupart des riverains sont fatalistes. “C’est difficile de s'opposer à ces entreprises, explique Josette, une retraitée de Mourenx, une ville nouvelle construite dans les années 1960 pour accueillir les ouvriers des usines du bassin de Lacq.

Tout le monde ici est lié à l’activité de la chimie. Si ce n’est pas vous qui y travaillez, c’est quelqu’un de votre famille.

Josette, arrivée il y a 45 ans dans la région

à franceinfo

Le bassin de Lacq est l’une des plus grandes zone industrielle pétrochimique de France, et fait vivre, directement ou indirectement, 7 500 personnes.

"Les riverains doivent se montrer patients"

Plusieurs riverains rencontrés pestent contre la "lenteur" des industriels. "C'est un problème d'argent, estime une habitante – qui a voulu rester anonyme – du bassin de Lacq. L'entretien d'un site industriel coûte cher, et les entreprises n'ont pas envie de perdre de l'argent". Du côté de la Sobegi, gestionnaire des sites Seveso (les usines présentant des risques d'accidents majeurs) du bassin, on nie tout manquement. "Le temps industriel n'est pas le même que celui des riverains, explique à franceinfo le service communication de la Sobegi. Chacun ici a hâte, mais les procédures sont longues."

Est-il vraiment impossible d'agir dans de brefs délais ? "A Rouen, se souvient Maryline Jaubert, où le même dispositif a été testé dès les années 1990, il a fallu 25 ans pour que des résultats significatifs se fassent sentirAlors les riverains doivent se montrer patients."

* Prénom modifié à la demande de l'intéressée. 

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