Du D-Day à l'atout écolo : histoire de la crépidule, le coquillage mal aimé
6 juin 1944, au son des canons, les GI's américains et les Tommies britanniques débarquent en Normandie. Ils ne sont pas les seuls. "C'est vrai qu'à l'origine, c'est bien le Débarquement qui nous a amené ce coquillage ", raconte Pierre-Yves Mahieu, le maire de Cancale, célèbre port de la baie du Mont-Saint-Michel. "Les barges de Débarquement qui avaient été préparées longtemps avant le 6 juin 44, en restant sur les côtes sud anglaises, ont vu des coquillages se fixer. Après certaines ont été détruites et sont restées dans les fonds marins. Et c'est une des premières venues de ce coquillage qu'on appelle 'coquillage du D-Day'. Et après, lorsque de côte à côte, il y a des transferts d'huîtres, les ostréiculteurs ont déplacé des huîtres et des crépidules avec, donc elles se sont répandues ".
"On perd la production d'huîtres, la production de moules, de poissons plats "
Les crépidules, ces mollusques venus de la côte est des Etats-Unis, via la Grande-Bretagne. Débarquant donc sur les bateaux alliés pendant la guerre, elles continuent à suivre la marche de l'histoire : les années 70, celles de la parenthèse enchantée, de la libération sexuelle, voient exploser la population de ce coquillage particulièrement porté sur la chose, au système de reproduction très efficace.
Leurs larves cachées dans les huîtres importées en baie du Mont-saint-Michel ou en baie de Saint-Brieuc colonisent l'espace, au point aujourd'hui de menacer d'étouffement les célèbres huîtres de Cancale. Pierre-Yves Mahieu : "On est en limite. Les gens de l'Ifremer ont évalué la quatité de l'ordre de 230.000 à 250.000 tonnes et l'accroissement annuel est de 10%. Le développement de cette espèce, qui tapisse les fonds marins, se fait au détriment des autres. Donc ça veut dire que si on bascule, ça peut être dans deux ans, dans cinq ans, mais sur un terme relativement proche. On perd la production d'huîtres, la production de moules, de poissons plats. Donc c'est vraiment l'écosystème de la baie qui est menacé, donc on est vraiment devant une menace réelle ".
Pour éviter un tel cauchemar, les pouvoirs publics, à grand renfort de subventions, ont d'abord tenté de s'en débarrasser. Manu militari, un gros navire dragueur du groupe malouin Roullier a raclé les fonds autour de Cancale à la fin des années 90. 100.000 tonnes prélevées, mais comme Sisyphe et son rocher, toujours il fallait recommencer.
"Une poignée de crépidules légèrement crémées, ou avec une petite huile d'olive ou de cacahuète, persil, ail, échalotes "
Alors puisque la crépidule yankee s'est incrustée sur les côtes de la "belle France", pourquoi ne pas lui appliquer un traitement typiquement français ? Car la crépidule se mange. C'est même très bon sous la patte de Laurent Heulleu, chef du Troquet, sur le port de Cancale : "Une poignée de crépidules légèrement crémées, ou avec une petite huile d'olive ou de cacahuète, persil, ail, échalotes. Un aller-retour à la poêle et c'est prêt ", se régale le chef au-dessus de son fourneau. "C'est un goût iodé, légèrement goût d'algues, de mer. C'est un mini-ormeau à la limite, c'est vrai que ça y ressemble dans la forme. C'est un coquillage qu'on ne sale pas. Il est déjà naturellement salé, comme la moule et la coque ".
Vilain petit canard marin... au potentiel important
Deux industriels bretons flairent donc le fumet du bon potentiel caché derrière ce vilain petit canard marin : ressource abondante - 280 000 tonnes au bas mot rien qu'en baie du Mont-saint-Michel - qualités culinaires. Et potentiel industriel dans le secteur agricole. Alain Guillemot, directeur de la société SLP Cancale, qui exploite aujourd'hui ce coquillage : "Voilà des coquilles concassées qui sortent de chez nous, qui sont directement balancées par les agriculteurs sur leurs terres ", montre Alain Guillemot en piochant dans un sac plastique des morceaux grossiers de coquilles. "On a parlé d'éradication de la crépidule. Et en fait, à partir du moment où on décortique à froid, on peut valoriser la chair. On savait que la coquille, exempte de silice, pouvait être un bon amendement pour enrichir les sols et avoir d'autres applications industrielles. En fait, là, on n'utilise pas d'énergie fossile, on est durables et en économie circulaire. On est assez fiers de ça ".
Alternative à l'exploitation du sable en mer ?
L'exploitation de la crépidule pourrait donc faire d'une pierre trois coups : réguler une population envahissante, créer un nouveau produit culinaire et offrir une ressource industrielle renouvelable, contrairement à l'extraction de sable calcaire en mer, qui pose des problèmes écologiques. Elle pousse même la gentillesse jusqu'à se laisser ramasser sans faire trop de dégâts sur les fonds. Jean-Yves Brossel, qui a participé à la création des moyens de pêche : "On est partis sur les bases de la pêche en huîtres plates, sauf qu'il a fallu modifier les dragues. Elles ont l'avantage de ne pas abîmer les fonds marins parce qu'elles n'ont pas de dents, contrairement à d'autres types de dragues et de façon aussi à ce que le coquillage, quand il monte à bord, n'est pas du tout abîmé ".
"C'est un petit travail sur les normes, juste quelques lignes à changer "
Et pourtant, en Europe, les bateaux de pêche à la crépidule sont au nombre de... un : Le Papy, à Cancale. La filière en est encore au stade expérimental. Et ce qui bloque, c'est essentiellement une question de normes, explique Alain Guillemot : "Aujourd'hui, on ne rentre pas dans la norme des amendements basiques des sols, qui définissent les amendements à partir de sédiments calcaires et de sédiments marins. Il faudrait qu'au lieu d'être considérée comme un déchet, la coquille passe au statut de coproduit. C'est un petit travail sur les normes, juste quelques lignes à changer ".
Coût de production trop élevé
Quant à la coquille elle-même et ses qualités en tant que calcaire pour la valorisation agricole. Le seul à avoir précédemment essayé, c'est le groupe Roullier, échaudé par un problème de rentabilité, se souvient René Le Coz, patron de la Timac, qui dépend du groupe : "Pour pouvoir être valorisé, ce carbonate, issu des crépidules, devait être hygiénisé, dans un sécheur qui détruisait les matières organiques qui n'auraient pas pu être épandues en l'état pour des raisons d'hygiène et de salubrité. Nous étions contraints de le transformer industriellement et toute cette mise en oeuvre tant sur le prélèvement que sur la transformation entraînait des surcoûts qui n'étaient pas absorbables par le marché du carbonate en tant que tel. C'était presque du simple au double ".
Pour Roullier, pas question donc de considérer la crépidule comme une alternative à l'exploitation de sable calcaire en mer, au grand dam de la population de la baie de Lannion, mobilisée dans le collectif "Peuple des dunes", opposé à l'exploitation d'un gisement qui risque de fragiliser la côte en cas de grosse tempête.
Ca ne fait pas peur en revanche aux Cancalais de SLP, qui ont trouvé un moyen de séparer la coquille de la chair et veulent vendre les deux séparément. Début 2016, la crépidule pourrait recevoir le feu vert pour sortir de l'expérimentation et devenir une filière commerciale à part entière. Avec un nouvel objectif de conquête après les fonds marins : nos assiettes.
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