"Le salaire que je perds aujourd’hui, c’est anecdotique" : Barcelone au rythme de la grève générale
Deux jours après le "oui" au référendum, 700 000 personnes ont manifesté à Barcelone, mardi, selon la police municipale. Franceinfo était dans le cortège.
Jan a d’abord cru que c’était un "camarade" qui tentait gentiment de lui chiper son drapeau catalan. C’était avant de voir la démarche brinquebalante du bonhomme, vraisemblablement ivre après une sortie en discothèque. ll fait encore nuit noire, mardi 3 octobre, mais l'anecdote a rapidement fait le tour des premiers manifestants qui attendent sagement le top départ près du métro Liceu, au milieu de la célèbre Rambla de Barcelone (Espagne).
Il n’est que 6h30, mais la journée s’annonce déjà historique pour la Catalogne. Les principaux syndicats de la région ont lancé un appel à la grève générale. Tous les habitants sont invités à descendre dans la rue pour défendre leurs droits, mais aussi dénoncer les violences policières qui ont émaillé le référendum d'autodétermination, dimanche. Jan en sait quelque chose : plusieurs de ses amis se sont retrouvés dans une fourgonnette de la police "juste parce qu’ils voulaient voter". Son amie Mar, assise juste à côté, est convaincue que "ces violences vont faire bouger des gens qui seraient certainement restés chez eux". C’est simple : dans sa famille, tout le monde va faire grève aujourd’hui.
"Premiers arrivés, premiers servis"
Il n’y a qu’à faire quelques pas pour comprendre que la mobilisation sera forte. Dans la rue de l'Hôpital, perpendiculaire à la Rambla, beaucoup de commerces ont décidé de ne pas ouvrir. Preuve en est, les affichettes collées sur les vitrines. Au numéro 38, la boulangerie Forns del Pi n’assurera exceptionnellement qu’un "service minimum de pains" aujourd'hui. Ce sera donc "premiers arrivés, premiers servis", rigole une employée, de la farine plein les mains.
Une petite rue près de La Rambla. Sur 100m, j'ai croisé 5 écriteaux comme ceux-là. Ces magasins n'ouvriront pas aujourd'hui. #Catalogne pic.twitter.com/cMLPj3H9uA
— Raphaël Godet (@Raphaelgodet) 3 octobre 2017
D’autres salariés ne prendront même pas la peine de venir travailler. C'est le cas de la chaîne de supermarchés Bonpreu. La direction a choisi de fermer tous les magasins aujourd'hui.
Les supermarchés Bonpreu sont fermés aujourd'hui. Décision de la direction. Ce qui signifie que les salariés seront quand même payés. pic.twitter.com/Dot8jg2ITc
— Raphaël Godet (@Raphaelgodet) 3 octobre 2017
Spider-Man, nez de clown et maillots du Barça
Dans le métro aussi, mieux vaut avoir de la chance. Une rame sur quatre circule jusqu’à 9h30, puis à partir de 17 heures. Entre les deux : rien. Ce qui fait dire à Jan que "manifestants comme non-manifestants ont au moins un point commun : tout le monde va devoir marcher aujourd’hui."
La foule grossit au fur et à mesure qu'elle change de quartier. Trente, puis cinquante, puis cent, puis deux cents personnes. Elle est majoritairement composée de jeunes. De très jeunes parfois, comme Sonia et Marta, âgées de 16 et 17 ans. Mineures, elles n’ont pas pu voter dimanche. Mais si elles avaient pu, elles auraient "évidemment" voté oui.
On croise aussi Spider-Man, des nez de clown, des maillots du Barça, quelques-uns du rival, l’Espanyol. On colle des autocollants "independencia", surtout sur les distributeurs bancaires. Quelqu’un sort une bombe de peinture de son sac, et s'en va taguer vaga ("grève") en grosses lettres sur un mur.
Au niveau de l’avenue du Parallèle, un jogger traverse la foule, en tapant dans les mains. Il promet de venir "après la douche". Ce qui lui donne droit lui aussi à des applaudissements. De l’autre côté de la rue, on a moins envie de sourire. Il est 9 heures et les automobilistes ne peuvent plus passer. On s’insulte un peu. On klaxonne beaucoup. Une voiture est autorisée parce qu’elle doit se rendre à l’hôpital. Une autre tente de la suivre. Punition immédiate : un jeune manifestant vient coller un autocollant sur son capot. Derrière, on a compris. Pas le choix, il faut se débrouiller pour faire demi-tour… Quitte à traverser le terre-plein central.
Comme c'est bloqué, les automobilistes font marche arrière. Avec les moyens du bord. #Catalogne pic.twitter.com/a0PoNGFcrZ
— Raphaël Godet (@Raphaelgodet) 3 octobre 2017
Certains restaurateurs ne veulent pas prendre de risque : dès que le cortège approche, on range les chaises et les tables à l'intérieur.
Rajoy, "fasciste", "menteur"
Midi pile. Tous les cortèges convergent désormais vers la place de l'Université. Poubelles, balcons, abribus, grilles de chantier… On escalade tout ce qu’on trouve sous la main pour prendre de la hauteur et apercevoir cette foule immense. Quelques doigts d’honneur se lèvent lorsque l’hélicoptère qui surveille la foule depuis le ciel fait son apparition. On chante l’indépendance de la Catalogne. On fait des rondes. On crie "anticapitalista". On tape sur des casseroles. On demande la démission de Mariano Rajoy, le chef du gouvernement espagnol, traité tantôt de "fasciste", tantôt de "menteur".
Dans un coin, un homme fait la moue, et ça se voit. C’est Gregorio, 62 ans. Sur sa pharmacie, lui aussi a collé une pancarte "service minimum" pour la journée. Mais ne vous y trompez pas : "C’est pour qu’on me laisse tranquille !" Ce Catalan pur souche se dit "attristé de voir tous ces jeunes manipulés".
Je suis persuadé qu’ils ne savent pas ce qu’ils crient. Ils parlent d’indépendance de la Catalogne. Mais sont-ils capables d’en sortir deux arguments potables ?
Gregorio, commerçant de Barceloneà franceinfo
Un mouvement de foule vient de commencer dans la rue d’à côté. C’est une équipe de télé qui est visée. Impossible pour le journaliste de la Sexta, chaîne privée espagnole, de finir son direct. Elle doit déguerpir au cri de "presse manipulatrice".
Sur la place, un jeune homme se fait remarquer. Sa pancarte, qu’il tient à bout de bras, dit tout l’inverse de ce que pensent les gens rassemblés. Lui est farouchement opposé à l’indépendance. Comment donc peut-il oser mettre les pieds ici ! Provocation ? Pas du tout. S'il est là, au milieu des autres, c'est pour dire non aux violences policières. "Je ne peux pas rester à la maison alors qu’ils frappent mon peuple", a-t-il écrit au marqueur noir. Quelques mots qui lui donnent droit à des bisous, des applaudissements et quelques hourras.
Image forte de la journée. Très applaudi, cet Espagnol est pourtant contre l'indépendance. Il est là pour dire non aux violences policières pic.twitter.com/s2AzzqMoim
— Raphaël Godet (@Raphaelgodet) 3 octobre 2017
Il est 16h30, on continue de s’envoyer des messages sur WhatsApp et Telegram pour se tenir au courant de la suite des événements. "Surtout sur Telegram, précise Julian, un brin parano. Parce que c’est crypté. Et qu’avec la Guardia Civil, on ne sait jamais…"
La foule redescend vers la place de Catalogne, encadrée par les Mossos qui ne bougent pas d'un centimètre. Laurena, infirmière dans la vie, fait des selfies avec qui veut bien. Elle semble presqu'émue d’être là. "Je manifeste rarement. Jamais même. Mais ce qui s’est passé dimanche, les coups de matraque, les balles en caoutchouc… C’est inacceptable de voir ça en Espagne en 2017. Inacceptable !" Elle sait qu'elle ne touchera pas de salaire aujourd’hui. "Et alors ? Ce que je perds aujourd’hui, c’est anecdotique. Et s’il faut recommencer demain, après-demain, je serai là."
On s'est donc empressé de poser la même question à Jan, Mar, Julian, et tous ceux qui ont croisé notre route. Tous ont répondu la même chose. "Peut-être vu de France, ça peut paraître bizarre ce qui se passe ici. Mais vous verrez qu’on l’aura, notre indépendance", promet Julian. Il allait quitter le cortège quand il a reçu le SMS d'une copine. "Elle a entendu dire qu'on était un million dans les rues de Barcelone !" On s'est permis de rectifier : 700 000, selon la police municipale. "C'est déjà énorme", lâche-t-il, pas peu fier de la performance réalisée.
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