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"Projet Daphne" : quand Russes et Chinois se paient un passeport européen, à Malte, pour un million d’euros

L’enquête sur la corruption à Malte de 18 médias internationaux de l’organisation Forbidden stories révèle les dérives d'un programme de vente de passeports, dont l'usage, par les bénéficiaires, est parfois flou.

Article rédigé par Sylvain Tronchet - Cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Des passeports de la République de Malte avec le drapeau de l'île ainsi que de l'Union européenne en fond. (RADIO FRANCE / MARTIN BROYER)

Depuis 2014, le gouvernement de La Valette a mis en place un programme qui permet à de riches investisseurs de s’offrir un passeport maltais. Corruption, fraude fiscale, domiciles fictifs, les dérives s’accumulent.

L’enquête menée par les 45 journalistes du Projet Daphne, qui ont poursuivi le travail de la journaliste Daphne Caruana Galizia, a permis de retrouver un grand nombre de possesseurs russes et chinois de passeports maltais.

Un "visa doré" à 1,2 million d'euros 

Joseph Muscat n’en avait jamais parlé lors de sa première campagne électorale en 2013. Pourtant, trois mois après son élection, le jeune Premier ministre travailliste lance un appel d’offres pour la mise en place du programme IIP (individual investor programme). Dès l’année suivante, Malte rejoint la vingtaine de pays dans le monde qui commercialisent leur citoyenneté auprès de riches investisseurs désireux de s’offrir un passeport plus pratique que le leur pour voyager, créer des sociétés, ou pour d’autres raisons moins avouables.

Vue de la salle où les nouveaux acquéreurs de passeports maltais prêtent serment, dans l'enceinte des bureaux d'Identity Malta à La Valette, le 28 mars 2018. (OLIVIER LABAN-MATTEI / MYOP POUR LE MONDE)

La vente de passeports (on parle aussi de "visas dorés") est née il y a 30 ans, dans les Caraïbes, à Saint Kitts et Nevis. Ce petit État a le premier décidé d’utiliser ce moyen pour renflouer ses caisses. À l’époque, le Fonds monétaire international (FMI) encourage même cette pratique. Malte y a vu le même intérêt. Pour devenir citoyen maltais, il faut d’abord remplir une condition : être riche. Le postulant au programme doit verser 650 000 euros à l’État, auxquels s’ajoutent l’achat d’une résidence et des investissements locaux à effectuer. Au total, devenir Maltais coûte environ 1,2 million d’euros pour ceux qui sont sélectionnés. Le directeur de l’agence gouvernementale chargée du programme, Joseph Cardona, explique qu’il s’adresse à des gens "dont le patrimoine est supérieur à 5 millions d’euros".

Les Russes principaux clients, dont le vice-président de l’AS Monaco

Environ 800 familles, soit 3 200 personnes, ont obtenu la citoyenneté maltaise par ce biais depuis 2014. Mais le gouvernement entretient un savant rideau de fumée sur leurs nationalités d’origine et leur identité. Toutefois, de nombreux documents obtenus par les journalistes du Projet Daphne montrent que les Russes sont, de loin, les plus nombreux bénéficiaires. Parmi eux, nous avons découvert le nom du vice-président de l’AS Monaco, Vadim Vasilyev, et de sa femme, Olga.

Vadim Vasilyev, vice-président de l'AS Monaco le 21 décembre 2017. (MAXPPP)

Interrogé, Vadim Vasilyev indique être "fier" d’être citoyen maltais, un pays dont il affirme "partager les valeurs". Mais il n’a pas souhaité nous expliquer pourquoi il avait opté pour Malte. Pour un Russe fortuné, le passeport maltais offre un immense avantage : il permet de voyager sans visa, dans presque deux fois plus de pays que le passeport russe. Les journalistes du Projet Daphne ont pu identifier de nouveaux citoyens maltais comme Arkady Volozh, le fondateur de Yandex (le Google russe), dont la fortune est estimée à plus d’un milliard de dollars. Un Français figure aussi sur les documents que nous avons obtenus. Jean-Pierre Millet est l’ancien patron pour l’Europe du géant américain de l’investissement Carlyle. Quel peut être l’intérêt pour un citoyen français de payer pour obtenir un autre passeport européen ? Jean-Pierre Millet n’a pas répondu aux questions que nous lui avons posées.

Un système qui peut favoriser la fraude fiscale  

L’intérêt d’être détenteur d’un passeport maltais peut dépasser le simple fait de pouvoir voyager librement dans l’Union européenne. Les "visas dorés" peuvent également permettre d’échapper aux radars du fisc. Depuis la mise en place du système automatique d’échange d’informations entre États, plus rares sont les endroits où il est possible de cacher son argent. Un Français qui ouvre un compte en Suisse aujourd’hui sait que la Suisse va communiquer l’existence et le solde de ce compte à la France. Mais si ce Français est également détenteur d’un passeport maltais, et que c’est celui-ci qu’il présente au banquier, les informations partent vers Malte. Or Malte ne taxe pas les avoirs à l’étranger contrairement à la France. "La vente de passeports peut être destinée à contourner les règles internationales qui visaient à mettre fin au secret bancaire", déplore Pascal Saint-Amans, le directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. "Les efforts de la communauté internationale risquent d’être mis en échec par ce type de pratique."

Des règles floues, et pas toujours respectées

Outre leur ticket d’entrée à plus d’un million d’euros, les futurs citoyens maltais ne doivent pas avoir de passé judiciaire. Mais des exceptions peuvent être tolérées "en raison de circonstances exceptionnelles", explique la réglementation. Le gouvernement maltais affirme qu’il contrôle l’identité et les antécédents des postulants. Les recherches effectuées par les journalistes n’ont pas permis de détecter de criminels notoires ou de responsables politiques de haut rang parmi les naturalisés, mais quelques profils ont attiré notre attention. C’est le cas de Liu Zhongtian, un milliardaire considéré comme la 8e fortune chinoise. Les activités de ce magnat de l’aluminium font actuellement l’objet d’une enquête aux Etats-Unis pour des soupçons de contournement des barrières douanières. Liu Zhongtian est maintenant connu des Maltais, depuis que la presse locale a publié les photos de ce qui était censé être son logement à Malte : un appartement de trois pièces,  quelconque, dans un quartier sans âme de Naxxar, une petite ville maltaise. Nous nous y sommes rendus. Le locataire dudit appartement nous a affirmé, en riant, qu’il n’avait jamais vu de milliardaire chinois dans le quartier …

L'entrée du prétendu domicile de Dimitri Toyken, un détenteur russe d'un passeport maltais, sur l'île de Malte. (RADIO FRANCE / SYLVAIN TRONCHET)

Mêmes doutes sur le "domicile" de Dmitry Doykhen, créateur du réseau Sportmaster, une chaîne de magasins de sport très populaire en Russie. Nous sommes allés à l’adresse qu’il a donnée aux autorités à San Gwann, dans l’arrière-pays. Une villa récemment rénovée, quelques boîtes à lettres, et son nom, bien en évidence. Mais l’appartement que l’homme d’affaires est censé habiter semble peu en rapport avec ses revenus. "Avant, c’était le garage", affirme le voisin d’en face alors que nous nous présentons devant la porte d’une habitation en sous-sol. "C’était une vieille villa, mais ils l’ont divisée en appartements il y a trois ou quatre ans, poursuit l’homme. Je n’ai jamais vu personne entrer, à part la femme de ménage. De toutes façons, à l’intérieur, il n’y a pas de meubles." Une adresse fictive donc, que le Russe partage avec trois autres "naturalisés" via le programme IIP. Plusieurs agents détenteurs de la licence qui leur permet de commercialiser ces passeports nous l’ont confirmé : l’obligation de résidence n’en est pas une. "Il suffit de venir une ou deux fois quelques jours", explique l’un d’eux.

Une bonne affaire pour les finances maltaises ?

En 2016, le gouvernement de Joseph Muscat a pu vanter les mérites de son initiative. Le budget de l’Éat maltais qui devait enregistrer un déficit a finalement été légèrement excédentaire grâce au programme IIP. Au dernier décompte, en juin 2017, l’opération aurait apporté 684 millions de capitaux étrangers, y compris les investissements immobiliers. Pour autant, est-ce une bonne opération pour les Maltais ? Une fois payé leur droit d’entrée, certains nouveaux Maltais passent plus de temps sur la Côte d’Azur qu’au sud de la Méditerranée. Une séries d’enquêtes réalisées par l’ONG Transparency International et l’OCCRP ( Organised Crime and Corruption Reporting Project) en mars 2018 pointait également de nombreux risques. "On ne sait absolument pas quels sont les bénéfices réels pour les États, précise Laurène Bounaud de Transparency France, il est plus certain que cela profite aux sociétés intermédiaires qui commercialisent ces passeports, qui sont souvent installées dans des paradis fiscaux."

Un opérateur très proche du gouvernement

La société choisie par l’État maltais pour développer le programme de vente de passeports est installée à Jersey, et compte une vingtaine de bureaux dans le monde. Dirigée par l’avocat suisse Christian Kälin, Henley and Partners est le leader mondial de cette activité. Le contrat qu’elle a signé à Malte prévoit que les membres du gouvernement réalisent régulièrement des opérations de promotion. Daphne Caruana Galizia était persuadée que H&P avait démarché Joseph Muscat avant qu’il ne devienne Premier ministre pour l’inciter à lancer un programme de "golden visas". La réplique du patron suisse de la société avait été étonnante. Dans un mail envoyé à Joseph Muscat, Kälin proposait de poursuivre la journaliste devant un tribunal britannique où le montant des dommages et intérêts sont beaucoup plus élevés. Joseph Muscat -que Christian Kälin appelle "Joseph" dans son mail- répond : "Je n’y vois pas d’objection". Daphne Caruana Galizia avait reproduit ces échanges sur son blog.

Des soupçons de corruption au sein du gouvernement

Le directeur de cabinet de Muscat, Keith Schembri, est soupçonné d’avoir touché des pots-de-vin de la part de candidats au passeport maltais. Un rapport de l’agence anti-blanchiment maltaise qui a fuité dans la presse en mai 2017 relate que trois Russes, candidats au programme, ont effectué des virements vers une société offshore dont il a été établi qu’il en était le bénéficiaire. Keith Schembri a toujours nié avoir été corrompu. L’un des trois Russes concernés par cette affaire a confirmé aux journalistes du projet Daphne que le paiement avait bien eu lieu. Une enquête est en cours à Malte.

"Projet Daphne" : 18 médias internationaux, 45 journalistes, réunis dans l'organisation Forbidden Stories ont poursuivi les enquêtes de Daphne Caruana Galizia. Parmi eux, trois médias français : la Cellule investigation de Radio France, Le Monde et France Télévisions à travers la société de production Premières Lignes. Leurs révélations sont à retrouver sur franceinfo.fr, les antennes de Radio France, dans les médias partenaires et dans "Envoyé spécial", jeudi 19 avril, sur France 2.

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