Hédi Kaddour: «Ne m'interrogez pas sur l'état du monde!»
Dans ce qui semble être l’ordre immuable de la colonisation surgit, dans la ville imaginaire de Nahbès, un groupe d’Américains venus d’Hollywood tourner un film, qui conduisent «des décapotables plus belles que celles des colons français». Ils traitent «les indigènes comme des égaux en pleine ville européenne».
Hedi Kaddour décrit sans concession la société des colonisateurs et celle des colonisés. Il raconte des personnages qui voyagent à Paris ou en Allemagne, pays en pleine tourmente. Les individus sont ballotés par l’histoire, pris entre plusieurs cultures. Comme Raouf, jeune et brillant fils de caïd, capable de citer aussi bien la poésie arabe que la littérature occidentale.
Dans une interview à Jeune Afrique, vous expliquez que la tâche d’un écrivain, «c’est la mise en voix des autres». Quelles voix avez-vous mises en forme dans «Les Prépondérants» ?
Ces voix, ce sont celles des personnages du livre. Et plus un personnage s’étoffe, plus sa voix se singularise. Évidemment au départ, j’ai souvent une perspective éditiorialisante : je me dis que je vais donner mon opinion. Cela dure deux, trois mois, et disparaît au fur et à mesure que la rédaction du roman avance. Et au fur et à mesure que les personnages s’étoffent, l’auteur s’efface derrière sa composition, son monde.
C'est-à-dire ?
Dans le cas précis, j’ai voulu faire un roman monde où des mondes différents se regardent, s’observent, se confrontent. Quand les Américains arrivent à Nahbès, les Maghrébins les observent et les comparent avec les colons. Ces derniers, eux aussi, regardent les Américains.
Quand les personnages principaux se déplacent à Berlin ou à Paris, les points de vue se déplacent. En 1923, quand il séjourne dans la Ruhr occupée par les Français, Raouf fait de l’analogie : lui aussi vient d’un pays vaincu et occupé. Pour lui, l’affaire est d’autant plus forte que les occupants se servent de troupes venues de son pays !
J’essaye ainsi de montrer le monde tel qu’on pouvait le percevoir dans ces années-là. Mais je veux éviter une perception bon marché : celle qu’on peut avoir aujourd’hui d’une situation passée avec les connaissances actuelles. Je montre par exemple le monde tel que le montrait la presse française de l’époque, quand elle présentait la France comme le pays possédant la première armée du monde. Une illusion d’hégémonie qui a eu des conséquences graves. De ce point de vue, l’affaire de la Ruhr est significative : les dirigeants français ne veulent pas voir que leur action ouvre un boulevard aux nationalistes allemands, et que ça remet en selle un certain Hitler.
Vous avez donc voulu montrer la fin d’une époque, celle des colonies…
J’ai voulu montrer un temps des occasions ratées. Ainsi, alors que les mentalités s’éveillaient dans les protectorats (Maroc et Tunisie), on aurait eu la possibilité de faire évoluer ce régime vers l’indépendance, avec l’octroi d’une constitution et de libertés fondamentales. C’est ce qu’ont fait les Anglais en 1922 pour l’Egypte, et ce qu’a tenté de mettre en place à l’Assemblée nationale à Paris le projet de loi Taittinger, contresigné par Maurice Barrès, le prince Murat, le baron de Rothschild, donc toute la droite, et aussi le centre et la gauche. Au final, la réforme a échoué à cause du lobby colonial des Prépondérants. Et au total, on en a repris pour 30 ans !
Toujours dans Jeune Afrique, vous dites avec ironie que «l’image des racines, c’est végétal, c’est pour les arbres» ? Mais dans votre livre, on est frappé par le mélange des identités (Arabes, Français, autres Européens, juifs…). N’est-ce donc pas un roman des identités ?
Cette importance donnée aux racines m’a toujours un peu énervé. Pour moi, l’important, c’est le déplacement. Sans racines, un arbre crève. L’humain, lui, n’a qu’à plier sa tente et repartir. Personnellement, je me sens plutôt cosmopolite. Alors oui, pour ce livre, on peut parler de roman des identités, en conflit, en dialogue, en résistance ou en transformation ; d’autant plus qu’outre celles que vous avez énumérées, j’ai aussi travaillé sur les Etats-Unis et l’Allemagne.
Que symbolise en 1922 l’arrivée des Américains venus tourner un film à Nahbès, Américains qui ont effectivement réalisé des films orientalisants dans le Maghreb ?
C’est une irruption qui indispose les milieux coloniaux. Elle fait faire des comparaisons aux Maghrébins, elle trouble les mœurs, et ces milieux craignent qu’elle ne relaie le programme en quatorze points du président des USA, Woodrow Wilson, sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Quand ils voient arriver les équipes de cinéma venues d’Outre-Atlantique, les Maghrébins, eux, se sentent en présence d’une nouvelle force économique et sociale. L’époque des Roaring Twenties, mot à mot les «années 20 qui rugissent», c'est-à-dire les Années folles, commence. C’est l’irruption de Gatsby le Magnifique, de Francis Scott Fitzgerald, dans un roman des frères Tharaud. Mais pour les Arabes, ce n’est pas la fin d’un monde : comme le disent les amis de Raouf dans Les Prépondérants, « Il faut se méfier des Américains autant que des Français ; les uns descendent, les autres montent… »
Dans les colonies, on a l’impression d’une société tableau, un monde stable, solidement divisé entre Maghrébins et Européens. Au départ, les protectorats ont été confiés à la France pour qu’elle les mène sur la voie du progrès et de l’indépendance. Mais pour les colons, c’est du rêve. Le rapport de forces leur est favorable et ils ne voient pas de raison de mettre fin à la domination coloniale. Dans leur esprit, c’est quelque chose qui doit être pérennisé.
Les Maghrébins, eux, sont au contraire en train de changer. Une partie de la bourgeoisie a saisi l’opportunité de faire suivre des études aux enfants dans le système français, malgré l’hostilité des coloniaux pour qui un colonisé éduqué devient vite un danger.
Et quand les Américains arrivent, ils exacerbent ces tensions, en traitant (apparemment) tout le monde sur un pied d’égalité, ils ont une façon plus naturelle de concevoir les relations sociales, ils apprennent l’arabe. Cela fait des histoires. Ce qui, pour un romancier, n’est pas inintéressant.
Vous expliquez que dans la première moitié du XXe, «nous trouvons les lignes de ce que nous sommes devenus». Pourquoi ?
Mon roman s’inscrit dans une histoire longue. Sur une histoire longue, on voit comment les choses peuvent prendre un aspect donné à telle date, et un autre aspect à une autre date. On suit une évolution, avec ses renversements parfois.
Prenez l’exemple de la religion. Il y a un siècle, dans le Maghreb, la génération des années 20 était plutôt laïcisante. Elle pensait que si ces pays avaient été vaincus, c’était à cause de siècles de stagnation. Et elle faisait porter la responsabilité à la religion. Une religion qui tentait par ailleurs de se réformer pour s’adapter aux temps nouveaux.
Mais un siècle plus tard, on voit comment les choses se sont inversées. Devant l’échec de ces élites laïques nationalistes, les traditionnalistes sont revenus sur le devant de la scène. Ils n’y sont pas pour l’éternité. C’est le contexte historique qui fait cela. Il n’y a pas d’en soi de la religion. Toutes évoluent en fonction des situations historiques. Et ceux qui disent, notamment à l’extrême-droite, que «l’islam ne changera jamais», ne sont qu’intéressés à ce qu’il ne change pas, pour pouvoir eux-mêmes continuer à patauger ad aeternam dans leurs croyances.
Justement, comment vous positionnez-vous sur les problèmes liés aujourd’hui à l’islam?
Je suis toujours très réservé sur le fait qu’une personne, parce qu’elle est écrivain, soit interrogée sur l’état du monde. Je n’ai que des impressions, des sentiments. Pour répondre à votre question, je ne pourrais que tenir des propos de comptoir parce que je n’ai pas d’expertise en la matière. Je ne pourrais que rappeler des principes contre la tyrannie, pour la démocratie, qui ne cassent pas trois pattes à un auteur ! Je préfère donc que l’on interroge de vrais spécialistes, comme Olivier Roy ou Malek Chebbel. Je ne pourrais que vous citer Thomas Mann : le romancier, c’est « l’énonciateur murmurant de l’imparfait », pas l’éditorialiste du présent.
Donc je ne me sens pas à même de porter un jugement. Pour autant, dans une perspective historique, je peux comprendre ce que la situation actuelle peut avoir d’ironique pour les Turcs par exemple : un siècle après les traités qui avaient fait éclater leur empire notamment pour créer la Syrie et le Liban, voilà que l’Occident les prie instamment de prendre en charge cette même question syrienne…
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