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Témoignages "Je n'arrive pas à faire le deuil de ma vie en Angleterre" : ces familles déjà séparées par le Brexit

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Danny et Jen à leur domicile près de Dunkerque (Nord), le 10 novembre 2020.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Depuis le référendum sur le Brexit, des Européens comme des Britanniques quittent le Royaume-Uni, après avoir passé une partie de leur vie outre-Manche.

La nuit a été agitée pour Jen. Cette Britannique installée près de Dunkerque (Nord) avec son mari belge, Danny, n'a pas fermé l'œil avant 4 heures du matin. Elle pense à sa mère de 74 ans, qui est malade et a besoin d'elle, dans le Kent, région du sud-est de l'Angleterre. Jen se prépare à la rejoindre et à une probable séparation. Le Brexit approchant, Danny n'est pas sûr de pouvoir l'accompagner. A 52 ans, "je dois choisir entre ma mère et mon mari", souffle l'Anglaise au visage rond et souriant, dont les yeux s'embuent à l'évocation de sa mère. L'approche du divorce effectif du Royaume-Uni et de l'Union européenne, le 31 décembre, plonge bien des familles britanniques et binationales dans des épreuves similaires.

Pour Jen, vider sa maison est un déchirement. Elle qui aime tant soigner son intérieur a commencé à ranger sa vie "dans des cartons", au cas où il faudrait partir vite. Les photos de famille ont quitté le buffet du salon pour rejoindre le sous-sol, où elles sont soigneusement enveloppées dans du papier journal, et rangées dans une imposante pile de boîtes.

Une photo de Jen avec ses parents, emballée dans du papier journal, dans son domicile près de Dunkerque (Nord), le 10 novembre 2020.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Pour le couple, s'installer dans le Nord était le plus simple. Danny, ingénieur en informatique, travaille régulièrement à Bruxelles. Dunkerque lui évite de longs trajets entre ses missions en Belgique et la famille de Jen en Angleterre.

La donne a changé en début d'année quand un médecin a diagnostiqué à la mère de Jen une possible insuffisance cardiaque. L'inquiétude est encore montée cet été, quand elle a fait un malaise. "Ça s'est reproduit une semaine plus tard." L'idée de rentrer s'occuper d'elle au Royaume-Uni a germé, mais comment vivre dans le Kent alors que Danny n'est pas britannique ? "Si nous partons, il devra demander un visa, imagine sa femme, choquée par cette perspective. Le seul fait qu'il ait besoin d'un visa… C'est quand même mon mari !" 

"Je suis une immigrée ici, et lui est un immigré là-bas."

Jen

à franceinfo

Danny, 57 ans, gardait l'espoir que ses cinq années passées précédemment au Royaume-Uni compteraient pour obtenir son statut de résident. Il faut, en réalité, pour en bénéficier, avoir vécu "de manière continue" dans le royaume depuis au moins cinq ans. "Je suis ton mari depuis onze ans, je devrais avoir un pré-statut de résident permanent", dit-il, tout en regardant Jen. Elle-même attend son statut de résidente en France. Elle ne dispose pas encore d'une carte Vitale, malgré plusieurs relances. Or, elle doit disposer d'une assurance-maladie pour obtenir un titre de séjour. 

Le nouveau passeport britannique de Jen, le 10 novembre 2020, à son domicile près de Dunkerque (Nord).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

"Je crois bien que je vais rentrer au Royaume-Uni", lâche Jen, qui se sent pourtant plus européenne que britannique depuis le Brexit. La seule vue de son passeport britannique – reçu une semaine plus tôt – provoque chez elle "de la colère". Danny continuera de travailler sur le continent et les rejoindra le week-end. Une relation à distance que le couple espérait ne plus revivre. "Je ne veux plus faire ça, ce n'est pas notre manière de vivre", poursuit la Britannique. À l'époque de leur rencontre, Jen vivait à Folkestone et Danny à Herne Bay, deux villes du Kent.

Une mère en France, des enfants au Royaume-Uni 

Murielle Stentzel connaît très bien ces deux localités. Elle y a vécu plusieurs années, au cœur de ce qu'elle nomme d'emblée "le territoire de Nigel Farage". Une zone de l'Angleterre qui a voté massivement pour le Brexit, et dont est originaire le célèbre leader europhobe.

Après neuf ans au Royaume-Uni, cette Française de 59 ans est aujourd'hui "déracinée" à La Rochelle (Charente-Maritime), éloignée de sa fille et de sa petite-fille, restées outre-Manche. "Je ne suis pas riche, je ne peux pas aller les voir tous les mois, explique Murielle Stentzel. C'est extrêmement dur. Ma petite fille me dit au téléphone : 'Nanny, I miss you' ('Mamie, tu me manques'). Là, vous raccrochez et vous pleurez." 

La une de "The Kentish Gazette", sur laquelle apparaît Murielle Stentzel, une Française résidant alors dans le Kent.  (MURIELLE STENTZEL)

Le vote en faveur du Brexit a tout fait basculer pour Murielle Stentzel. D'un coup, l'attitude de certains Anglais envers les étrangers a changé. Elle raconte avoir reçu "un tombereau d'insultes" en ligne, après avoir témoigné auprès du journal local, The Kentish Gazette (lien en anglais). "On me disait que si je pouvais me noyer au milieu de la Manche, ça ferait une étrangère de moins", se rappelle-t-elle. Des attaques virtuelles, auxquelles se sont ajoutées d'autres insultes xénophobes, dans la rue ou dans le bus. Puis une agression physique, un soir à Herne Bay. 

"Je sortais d'un pub avec un ami quand des pro-Brexit ont entendu mon accent. Ils ont commencé à me chercher, à me dire : 'Espèce d'étrangère, dégage !' Je n'ai pas pu m'empêcher de les traiter d'abrutis. L'un d'entre eux m'a craché à la figure. C'est là que j'ai pris ma décision."

Murielle Stentzel

à franceinfo

Ses trois derniers mois dans le Kent resteront, de ses mots, un moment qu'elle ne veut "plus jamais revivre". Sur le trajet du retour, ses larmes n'ont pas cessé de couler. "Je n'arrive pas à faire le deuil de ma vie en Angleterre. Je crois que je ne le ferai jamais, résume-t-elle. J'ai une petite-fille qui grandit sans moi." 

Dans In Limbo, recueil d'histoires d'Européens vivant au Royaume-UniMurielle Stentzel décrit le Brexit comme une "cicatrice", "un traumatisme que je porte avec moi depuis mon retour". Combien sont-ils à avoir dû quitter leur pays d'adoption, après des années, voire des décennies outre-Manche ? Laure Ollivier-Minns, qui a également contribué à In Limbo, a franchi ce pas en septembre 2018, après trente-deux ans au Royaume-Uni. "J'ai laissé tout ce que j'avais construit", résume cette Française de 53 ans. "Le Brexit, et tous les Brexiters (pro-Brexit), ont détruit mon sentiment d'appartenance. Ils m'ont volé ma belle maison puisque je ne m'y sens plus chez moi. Le Brexit a piétiné mon 'home, sweet home', l'a sali et l'a anéanti", dénonce-t-elle. Le référendum a remis en cause l'amour qu'elle portait au Royaume-Uni, mais aussi à son mari, britannique. "Je devais partir, écrit-elle. C'était physique."

Cette mère de deux enfants de 23 et 26 ans restés au Royaume-Uni a elle aussi essuyé des remarques hostiles en public, comme "Fuck off home" ("Fous le camp chez toi"). Les militants du Brexit ont, dit-elle, "volé ma vie sécurisée, je ne me sens plus en sécurité". Le manque de soutien en privé fut également très pesant. Sa belle-famille britannique, pourtant majoritairement opposée au Brexit, "minimisait ce que je disais, changeait de sujet" dès qu'elle évoquait l'épineux dossier, raconte l'enseignante devenue sculptrice, aujourd'hui installée en Loire-Atlantique. "Assez rapidement, c'est devenu un sujet tabou. Je n'avais pas le droit d'en parler, y compris avec mon ex-mari." 

Laure Ollivier-Minns lors d'une manifestation contre le Brexit, avant son départ d'Angleterre.  (LAURE OLLIVIER-MINNS)

Laure Ollivier-Minns a d'ailleurs manifesté contre le Brexit sans son mari, quand tant d'autres couples binationaux étaient présents. "Ça me faisait fondre en larmes", confie-t-elle, la voix vacillante. L'absence de soutien conjugal, en ces temps incertains, "a été le 'crac' dans notre mariage". Quand son mari est parti pour un voyage de quatre mois, début 2018, Laure a commencé à "chercher un pied-à-terre" en France. C'est à ce moment-là "que j'ai réalisé que je n'en pouvais plus d'être au Royaume-Uni".

"C'était un besoin urgent. Tout mon corps criait 'Je veux partir, je ne peux plus rester'."

Laure Ollivier-Minns

à franceinfo

Laure Ollivier-Minns met fin à trente-deux ans de vie britannique quelques mois plus tard, et divorce en 2019. Elle part "meurtrie", et au prix "d'énormes sacrifices". Les pro-Brexit, poursuit-elle, "m'ont volé mon droit d'être dans le même pays que mes enfants, et d'être proche de mes futurs petits-enfants". Mais "il n'y a pas de prix pour la liberté et la sécurité". "Claquer la porte" de sa maison de Norwich, le jour du départ, "a été un énorme soulagement"

"Il était temps de partir"

La Polonaise Maggie Howlett a mis près de trois ans pour claquer la porte du Royaume-Uni. Le 23 juin 2016, quand le résultat du référendum est tombé, elle rendait visite à ses parents dans son pays natal. Le Royaume-Uni, ce pays dans lequel elle vivait depuis douze ans, venait de voter pour sa sortie de l'Union européenne. "J'étais dévastée. Je me suis sentie trahie par le pays auquel j'avais donné des années de ma vie", relate cette femme séparée du père de deux filles de 3 et 7 ans. "Je savais que je devais faire quelque chose. J'ai commencé à regarder les offres immobilières en Pologne." 

La décision de quitter Nottingham s'est peu à peu concrétisée. Les attaques verbales ont commencé, puis se sont multipliées. Un jour de 2016, "je sortais d'un magasin et j'ai demandé à ma fille de me donner la main. Je lui ai dit ces quelques mots en polonais", se souvient-elle. "Un passant m'a entendue et nous a dit : 'Putain d'étrangers, rentrez chez vous !'" Parfois, des Anglais passant en voiture lui criaient la même chose. "Quand j'ai entendu que des personnes se faisaient battre pour avoir parlé polonais, je me suis dit qu'il était temps de partir." 

Maggie Howlett et ses deux filles sont parties en République tchèque, pour se rapprocher de la Pologne où vivent ses parents. La nouvelle a été douloureuse pour ses beaux-parents, privés de leurs petites-filles. Une situation d'autant plus cruelle qu'ils ont eux-mêmes voté en faveur du Brexit. 

"Je leur ai annoncé notre départ environ six mois avant de partir. Ils étaient dévastés. Ils regrettaient ce qui se passait, mais c'était déjà trop tard."

Maggie Howlett

à franceinfo

Comme ces Européens, des Britanniques aussi ont franchi ce pas à l'annonce du Brexit. Depuis le référendum, le nombre de citoyens britanniques rejoignant un autre pays européen a augmenté de 30%, selon une étude (en anglais) publiée cet été par le Centre de sciences sociales de Berlin, avec l'université d'Oxford. Le Brexit serait responsable d'une hausse de 15% de ces migrations.

L'ouvrage Brexiles, de l'illustratrice et militante anti-Brexit Madeleina Kay, dresse le portrait de 27 Britanniques vivant sur le continent. Parmi eux, Anouska Carstairs, une étudiante de 21 ans. Depuis le divorce de ses parents, elle vivait avec son père tandis que sa sœur cadette, Mary, vivait avec leur mère. Tous dans la même région du Surrey, où la famille se retrouvait plusieurs fois par semaine. Le Brexit est entré en jeu. Anouska et son père Rowan, profondément européens, ne voulaient perdre ni leur identité ni leurs droits liés à l'UE. Ils ont quitté Godalming (Royaume-Uni) pour Zagreb, en Croatie. Mary et sa mère, elles, sont restées. 

Rowan Carstairs et ses deux filles, Mary et Anouska, quand elles étaient enfants.  (ANOUSKA CARSTAIRS)

"Elles me manquent beaucoup, il est beaucoup plus difficile de les voir avec la pandémie de Covid-19", reconnaît d'une voix discrète Anouska Carstairs. L'étudiante n'a pas vu sa mère depuis le mois de février, et sa sœur depuis juillet. 

"C'est difficile pour elles et c'est difficile pour nous. Me balader dans la nature ou parler de films russes avec ma mère me manque. Jouer et parler avec ma sœur, être dans la même pièce qu'elles, ça me manque aussi."

Anouska Carstairs

à franceinfo

Rowan Carstairs ne s'imaginait pas "coincé" en Croatie du fait de l'épidémie, sans pouvoir faire les allers-retours qu'il imaginait entre Zagreb et le Surrey. Il aimerait, bien sûr, voir sa fille Mary plus souvent. "Ce qui me manque énormément, c'est le fait de la voir grandir, de la voir devenir une jeune femme", confie-t-il. Mais pour lui, le Royaume-Uni "devenait un pays dans lequel je ne voulais plus vraiment vivre". 

Jen, elle, a encore ses affaires de cuisine à placer dans des cartons. Il y a déjà une chose qui est partie pour de bon : un réfrigérateur aux couleurs de l'Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni. "J'ai dit 'Vendons-le', je ne pouvais plus le voir, commente avec un rire amer la Britannique. Je ne me sens plus patriote." 

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