"Les femmes qui veulent avorter savent qu'on ne peut rien pour elles" : en Irlande, le désarroi des médecins "pro-choix"
En Irlande, toute personne qui avorte ou aide à avorter est passible de 14 ans de prison, médecins compris. Au centre de planning familial de Galway, dans l'ouest du pays, la docteure Sophie Faherty raconte les difficultés à exercer son métier.
Pas la peine de chercher. Dans la salle d'attente du centre de planning familial de Galway (Irlande), impossible de trouver une quelconque brochure évoquant l'avortement. Les seuls fascicules disponibles ici traitent de la fertilité, d'examens du col de l'utérus ou des risques à boire de l'alcool pendant la grossesse. Même dans ce lieu dédié à la santé des femmes, l'IVG reste un sujet sensible. En cause, la législation irlandaise, l'une des plus restrictives d'Europe, sur laquelle les citoyens sont invités à se prononcer par référendum, vendredi 25 mai : actuellement, le huitième amendement de la Constitution interdit l'avortement, sauf en cas de danger de mort pour la future mère.
Au bout du couloir, Sophie Faherty, la médecin de service, vient d'arriver. "Mon planning est rempli pour tout l'après-midi", confie-t-elle, en tirant sur sa cigarette électronique. Une quinzaine de patientes ont pris rendez-vous pour voir cette frêle Franco-Irlandaise de 62 ans, qui se définit volontiers comme un "cas particulier". Des médecins spécialisés comme elle dans la santé des femmes, il y en a seulement une quinzaine dans le pays, selon son décompte, pour 5 millions d'habitants. "Il n'y a pas de gynécologues comme en France, mais des médecins qui se spécialisent en gynécologie médicale ou obstétrique par des examens complémentaires", décrit-elle, assise à son bureau.
Ces "choses" dont on ne parle pas
Depuis une vingtaine d'années, Sophie Faherty partage son temps entre le centre de Galway et ses visites à domicile. Électron libre, elle n'a jamais voulu travailler dans le privé et a toujours préféré aller où bon lui semble, comme dans ce centre tenu par une association, l'un des rares dans le pays à être spécialisés dans la sexualité et la famille. Pour cette raison, le lieu a d'ailleurs déjà été la cible de militants "pro-vie". Dans les années 1980, certains de ces opposants ont "balancé de l'eau bénite sur les murs", rigole la praticienne.
Car si l'Irlande est rurale et catholique, la région où exerce Sophie Faherty l'est encore plus. On y trouve de petites villes – Dunmore, Ardrahan, Tuam… – mais aussi des îles – Inishbofin, Inishmore, Inisheer. Des îlots verdoyants perdus au large de la côte du Connemara où les liaisons quotidiennes avec l'île principale sont limitées, et les moutons plus nombreux que les habitants.
Dans ces territoires reculés de l'Ouest, la santé des femmes a longtemps été négligée, voire complètement oubliée. La contraception et la sexualité féminine étaient "des choses" dont on ne parlait pas.
Quand je suis arrivée à la fin des années 1980, Galway était un terrain vierge. Rien n'était fait, il n'y avait presque pas de pilules, de stérilets. C'était terrible.
Sophie Fahertyà franceinfo
Certaines femmes étaient enceintes après 50 ans, d'autres consultaient pour leur treizième grossesse. "J'en ai connu qui avaient une foi catholique telle qu'elles avaient acquis que leur enfant était envoyé par Dieu et qu'avorter était un péché", raconte la médecin.
Sophie Faherty et ses collègues n'ont pourtant jamais baissé les bras. Dans la salle commune réservée aux pauses, l'ambiance est même détendue. Un placard est recouvert de stérilets scotchés accompagnés de post-it : "retiré sans les fils", "posé à Boston en 99"… "Ce sont des stérilets qui ont une histoire particulière, pouffe Mary, une infirmière, en montrant un dispositif aux fils complètement tordus. Ils sont propres, on les a juste gardés pour rigoler !"
"Des tas de médecins se mettent dans l'illégalité"
De l'autre côté du mur, les femmes assises dans la salle d'attente sont beaucoup moins volubiles. "Une amie m'a conseillé cet endroit. Comme c'est dans le centre, c'est facile d'accès", confie une jeune patiente à voix basse. La majorité viennent ici pour la contraception et le suivi gynécologique : frottis, échographies, poses de stérilet, prescriptions de pilule, problèmes de règles ou de ménopause… D'autres arrivent à la dernière minute pour une pilule du lendemain ou à la suite d'une agression sexuelle. "Il y en a très souvent", lâche Sophie Faherty, sans donner plus de détails.
"Tous les deux mois" environ, une femme vient chercher conseil sur l'avortement, le sujet certainement le plus sensible et clivant du pays. "Elles savent qu'on ne peut rien pour elles", déplore la praticienne. Car en Irlande, toute personne qui avorte ou aide à avorter est passible de 14 ans de prison, médecins compris. Par conséquent, ces femmes "font un test de grossesse, réservent leur billet pour l'Angleterre et ne passent même pas nous voir". En 2016, 3 265 femmes ont ainsi avorté au Royaume-Uni, selon les chiffres du Planning familial irlandais. Une démarche qui peut "coûter 1 000 euros, entre le billet d'avion et la procédure médicale", ajoute Sophie Faherty.
Les médecins sont bâillonnés. Ils risquent la prison et l'interdiction d'exercer s’ils facilitent l'accès à l'avortement ou procurent des pilules abortives.
Sophie Fahertyà franceinfo
Depuis un référendum de 1992, les praticiens sont autorisés à donner des informations sur l'avortement à l'étranger, mais n'ont pas le droit de le préconiser. La parole de Sophie Faherty est strictement encadrée. Elle peut donner la liste des pays où l'IVG est légale, mais ne peut pas prendre de rendez-vous pour ses patientes. "Des tas de médecins se mettent dans l'illégalité pour s'occuper des femmes en crise qui se retrouvent face à eux", ajoute-t-elle dans un murmure.
"Certaines prennent de l'eau de Javel"
Ici, les femmes enceintes de bébés non viables (à cause d'une grave malformation ou d'une pathologie incurable) sont contraintes de mener leur grossesse jusqu'au terme, car en Irlande, tant que le cœur du fœtus bat, "il est considéré comme vivant". Elles doivent ensuite accoucher d'un enfant qui décédera peu après. "Vous imaginez les conséquences psychologiques et physiques, le traumatisme ?" interroge Sophie Faherty, le regard fixe.
Celles qui souhaitent avorter doivent se débrouiller par leurs propres moyens, quitte à augmenter les risques. Le temps de réunir l'argent pour un billet d'avion, les IVG pratiquées à l'étranger sont souvent tardives. En France, une femme peut avorter jusqu'à 12 semaines de grossesse. Au Royaume-Uni (hormis en Irlande du Nord), destination privilégiée des Irlandaises, le délai va jusqu'à 24 semaines, voire davantage en cas de danger pour la vie de la mère ou lorsque le bébé présente une grave malformation.
J'ai connu une femme qui a appris qu'elle était enceinte de jumeaux à 12 semaines. Elle est allée de médecin en médecin pour trouver conseil et a finalement avorté à 18 semaines en Angleterre.
Sophie Fahertyà franceinfo
Or, plus l'avortement intervient tard dans la grossesse, "plus les complications peuvent être sérieuses", explique la praticienne. Sophie Faherty se souvient d'un autre cas particulièrement tragique : une femme dont le fœtus avait une malformation qui lui aurait été fatale à la naissance. Elle est partie avorter au Royaume-Uni et a dû rentrer juste après l'opération pour s'occuper de ses enfants. "Le bébé a été incinéré là-bas. Elle a reçu les cendres par la poste. Elles sont arrivées dans une petite urne, sur le pas de sa porte. Ce sont des choses comme celle-ci que l’on ne veut plus voir", s'indigne la médecin.
Et pour toutes celles qui ne peuvent pas avorter à l'étranger – les femmes sans papiers, précaires… –, il reste le système D. "Certaines prennent des trucs pas possibles, des cocktails de je-ne-sais-quoi, de l'eau de Javel. Elles se mettent des choses dans le vagin, font des douches… se désole Sophie Faherty. C'est rare, et ça arrive dans des lieux isolés, mais ça existe."
D'autres commandent des pilules abortives sur des sites internet qui ne donnent aucune information, ni sur l'origine des médicaments ni sur la posologie. "Elles ne vont pas faire attention aux dates ou aux contre-indications, poursuit la médecin. Or ce sont des médicaments forts qui peuvent provoquer des hémorragies. On voit arriver des femmes dans des états parfois abominables." Dans ces cas extrêmes, les patientes sont immédiatement envoyées à l'hôpital mais, là-bas, les professionnels préfèrent souvent taire le motif de la visite, pour se protéger au maximum.
Les médecins voient tout de suite si une femme a pris une pilule abortive. Ils vont la soigner mais ne vont rien écrire dans son dossier. On marche sur des œufs en permanence.
Sophie Fahertyà franceinfo
"La conspiration du silence"
Face à ce qu'elle appelle "la conspiration du silence", Sophie Faherty a toujours refusé de se taire. Elle milite de longue date pour la légalisation de l'avortement, via des formations auprès d'étudiants en médecine ou des interviews dans les médias. En 2014, elle a cosigné dans L'Obs une tribune avec 420 praticiens du monde entier pour que l'avortement soit libre partout sur la planète. A l'approche du référendum, elle continue de mener campagne contre les arguments des militants "pro-vie", y compris ceux issus du corps médical.
Moi, je parle de santé. Pour moi, l’avortement, c’est comme enlever les amygdales, les végétations ou opérer de l’appendicite. Je suis médecin, pas philosophe ni religieuse.
Sophie Fahertyà franceinfo
Sophie Faherty sait très bien ce qu'elle votera le 25 mai. Elle montre les badges épinglés sur son pull noir. "Repeal the 8th" ("Abrogez le 8e amendement") et "Doctors for choice" ("Médecins pro-choix"). Si le "oui" l'emporte, elle n'aura enfin plus "les mains liées".
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