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Coupe du monde 2018 : quatre ans après l'annexion par la Russie, la lente déchéance du football en Crimée

Les clubs de la péninsule, qui ont écrit certaines des plus belles pages du football ukrainien, ont quitté le championnat d'Ukraine, mais ont été interdits de rejoindre le championnat russe par l'UEFA. Elles végètent aujourd'hui dans une ligue amateure.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Des joueurs des clubs de Simferopol et Sébastopol s'affrontent lors d'un match de la Coupe de Crimée, le 14 mars 2015, à Simferopol. (EVGENY BIYATOV / RIA NOVOSTI)

"Il y a une chose qui peut toucher profondément Poutine : dire que les Européens et tous ceux qu'on pourra entraîner n'iront pas à la Coupe du monde s'il n'arrête pas." En mars 2014, l'eurodéputé Daniel Cohn-Bendit, pourtant grand amateur de football, était prêt à faire une croix sur le spectacle du Mondial en Russie. A l'époque, des troupes russes venaient d'entrer en Crimée, cette péninsule du sud de l'Ukraine, et d'y installer un gouvernement favorable à Moscou. Quelques jours plus tard, la région était rattachée à la Russie après un vote des habitants. Daniel Cohn-Bendit n'est pas le seul à faire le lien avec le futur Mondial : des élus britanniques et américains, notamment, assurent qu'il est compliqué, dans ces conditions, de participer à la compétition.

Quatre ans plus tard, le drapeau russe flotte toujours sur la Crimée, mais il n'est plus question de boycott du Mondial. Au rang des griefs faits à la Russie, son conflit avec l'Ukraine, pourtant loin d'être résolu, est même passé au second plan : ce sont plutôt l'affaire Skripal et les craintes liées au racisme et à l'homophobie qui sont au cœur des débats. La Coupe du monde aura bien lieu, et les Criméens regarderont les matchs de leur "nouveau" pays avec fierté, mais aussi peut-être avec un peu d'amertume. Car depuis l'annexion, le football de Crimée est pris en tenaille par la situation politique. Et les clubs qui faisaient sa fierté sont revenus à un niveau amateur. Une situation qui semble inextricable.

L'impossible rattachement au championnat russe

La politique a très vite bouleversé le football local. Après le rattachement de la Crimée à la Russie, en mars 2014, le Tavriya Simféropol et Sébastopol, les principaux clubs locaux, continuent de jouer quelques mois en première division en Ukraine. Mais à la fin de la saison, eux aussi changent d'allégeance et demandent à être rattachés au championnat russe, qui les accueille à bras ouverts. "La volonté était tout autant du côté de l'Etat russe", explique à franceinfo Lukas Aubin, chercheur à l'université de Nanterre (Hauts-de-Seine), spécialiste de la politique du sport en Russie.

Le sport était un vecteur puissant pour prouver que la Crimée était bel et bien russe.

Lukas Aubin, chercheur spécialiste du sport en Russie

à franceinfo

Des joueurs du club de Sébastopol devant une bannière de leur club, lors d'un match du championnat ukrainien à Simféropol, en Crimée, le 17 avril 2014. (KONSTANTIN CHALABOV / RIA NOVOSTI)

Les deux clubs sont donc liquidés, de nouvelles entités sont créées à leur place et sont affiliées à la fédération russe. En compagnie d'une troisième équipe basée à Yalta, ils sont engagés en troisième division russe, et disputent le début de la saison, bien décidés à grimper les échelons. Mais l'Ukraine, pour qui ces clubs restent tout aussi ukrainiens que le reste de la Crimée, en appelle à l'UEFA. En décembre, l'instance européenne interdit aux équipes de Crimée de jouer dans le championnat russe. "La Crimée sera considérée comme une 'zone spéciale' jusqu'à nouvel ordre", explique le secrétaire général de l'UEFA, Gianni Infantino.

Des joueurs amateurs et des stades désertés

Mais pour ne pas laisser mourir un football criméen devenu apatride, l'UEFA approuve la création de la Premier League de Crimée, un championnat propre à la péninsule, sous l'égide de sa propre fédération. C'est là que, depuis l'été 2015, évoluent Simferopol, Sébastopol et Yalta. Mais on est loin du niveau de la Premier Liga ukrainienne, où ils affrontaient des clubs habitués à disputer la Ligue des champions.

Le championnat criméen se compose aujourd'hui de huit équipes, toutes amateures. "La Crimée est une petite région, avec deux ou trois grandes villes et c'est tout", explique Lukas Aubin. "Il n'y avait aucun intérêt à avoir des clubs de bon niveau dans les petites communes", du moins jusqu'à ce qu'il faille former un championnat indépendant. "Un des clubs participants était un ancien club de futsal qui est devenu un club de foot, ça donne une idée du niveau", ironise Rémy Garrel, spécialiste du football ukrainien pour le site Footballski, interrogé par franceinfo. De même, les joueurs de la grande époque ne sont plus là : les équipes sont désormais composées d'illustres inconnus, des Russes pour la plupart, souvent très jeunes. Et le niveau s'en ressent.

Un membre de la milice populaire de Crimée monte la garde devant une tribune lors d'un match de football à Simféropol, le 14 mars 2015. (MAXIM SHEMETOV / REUTERS)

La raison est politique – les joueurs ukrainiens ont quitté la Crimée en 2014 – mais aussi financière, car le championnat manque de moyens. "Le rêve de Moscou était d'intégrer ces clubs à l'espace russe", rappelle Lukas Aubin. La création d'un championnat indépendant n'a pas le même intérêt politique. "Il n'intéresse plus les Russes. Du coup, il reçoit très peu de financement de Moscou""Nous n'avons même pas de bus. Nous devons nous déplacer en voiture", expliquait le président du Rubin Yalta au site ukrainien Tribuna, en 2016. Le vice-président de la fédération criméenne de football reconnaît lui-même que "le football professionnel est sur le point de disparaître en Crimée", et que les meilleurs joueurs du championnat "doivent maintenant livrer des pizzas le soir" pour compléter leurs revenus. En trois ans de championnat, plusieurs équipes ont déjà disparu.

Un fleuron du foot local tombé dans l'oubli

Les anciens clubs criméens de première division ukrainienne n'en sont pas là, mais leur déclin est spectaculaire. Le Tavriya Simferopol fait partie de l'histoire du football local : ironiquement, son principal fait de gloire est d'avoir remporté le tout premier titre de champion de ... l'Ukraine indépendante, en 1992. "Bon, c'était un peu la confusion en Ukraine en 1992, c'est aussi pour ça qu'ils ont gagné", explique Rémy Garrel. Reste que, depuis, aucun autre club n'a réussi à briser la domination sans partage du Dynamo Kiev et du Shakhtar Donetsk, les deux grands clubs ukrainiens. "Ce n'est pas rien, les supporters du Tavriya en sont fiers", avance le spécialiste du football d'Europe de l'Est. Certes, en 2014, Simferopol végétait en bas de tableau en Ukraine. Mais, pour le football ukrainien, la perte d'un club ancien champion reste significative.

Des supporters du TSK Simferopol, en Crimée, le 18 novembre 2017. (PAUL GOGO / AFP)

Avant 2014, le Tavria Simferopol pouvait compter sur un public "de l'envergure de celui de Guingamp" en France, estime Rémy Garrel. Mais le niveau s'est effondré, et, aujourd'hui, "le foot est le cadet des soucis" dans une région encore très pauvre, selon Lukas Aubin. En 2017, pour un match au sommet contre Sébastopol, son stade de 20 000 places ne comptait que 250 spectateurs, constatait l'AFP. Parmi eux, Guennadi Malakhov, fidèle désabusé : "Plus personne ne s'intéresse à nous. On fait juste le tour de la Crimée", expliquait-il.

L'annexion n'a pas seulement eu un impact négatif sur notre club, elle l'a détruit, brisé et enterré. Aujourd'hui, ce club n'existe presque plus.

Guennadi Malakhov, supporter de Simféropol

à l'AFP

Deux clubs au même nom séparés par la frontière

A moins que l'avenir du fleuron du football de Crimée ne se situe 200 kilomètres plus loin, de l'autre côté de la frontière, où d'autres supporters essaient de le faire revivre. Lors de l'annexion par la Russie, une partie des supporters du Tavria Simferopol a choisi de se réfugier en Ukraine. Et à leurs yeux, le club de Simferopol qui participe aujourd'hui au championnat de Crimée n'est pas celui qu'ils supportaient (il a d'ailleurs dû se renommer TSK Simferopol pour des raisons de droits). En 2016, d'anciens ultras du Tavria Simferopol ont donc décidé de le faire renaître, sous son nom et son blason d'origine, à Beryslav, dans la région de Kherson, la plus proche de la frontière avec la Crimée. En Ukraine, donc.

Parti de la quatrième division ukrainienne, un championnat amateur, il a déjà réussi à grimper d'un échelon et à retrouver le statut professionnel. "Le Tavria, c'était le premier champion d'Ukraine et ça faisait très mal de voir le club disparaître", explique le directeur général du club à l'AFP. Selon lui, une cinquantaine de fans restés en Crimée prennent même le risque de franchir la frontière pour voir les matchs du Simferopol ukrainien. "Ils soutiennent l'équipe, mais ils ne veulent pas être photographiés. Ils risqueraient d'être détenus en passant la frontière" pour rentrer en Crimée.

Une équipe nationale qui tombe mal pour Moscou

De l'autre côté de la ligne de démarcation, la fédération de football de Crimée est allée plus loin que l'organisation d'un championnat indépendant. Elle a aussi créé une équipe nationale de Crimée, composée de joueurs des clubs amateurs de la région. En mars 2017, elle a disputé, face à d'obscurs clubs russes, la première (et unique ?) Crimean Spring Cup, tournoi marquant les trois ans du "printemps criméen" qui a vu le rattachement de la péninsule à la Russie. Si elle ne peut pas affronter de véritables équipes nationales, elle peut espérer rejoindre la Conifa, équivalent de la Fifa pour les nations qui ne sont pas officiellement reconnues par la communauté internationale. Elle y croiserait aussi bien l'Occitanie que le Tibet ou le Darfour. Son vice-président envisageait même en 2016, selon Sputnik News, d'organiser en Crimée la Coupe du monde de cette catégorie.

Il n'y a pas de volonté d'indépendance de la part du pouvoir criméen. Mais c'est une façon de montrer l'altérité de la Crimée par rapport à la Russie.

Lukas Aubin, chercheur spécialiste du sport en Russie

à franceinfo

Un joueur de l'équipe nationale de Crimée lors d'un match contre le club russe de Rostselmash Rostov-sur-le-Don, le 13 mars 2017 à Sébastopol, en Crimée. (MAKS VETROV / SPUTNIK)

"Ils se considèrent comme Russes, mais ils ont aussi une identité propre, explique Lukas Aubin. C'est une péninsule coupée du reste du pays." Au sein de la Fédération de Russie, la Crimée s'est vu accorder le statut de République, celui qui permet le plus d'indépendance.

Moscou n'a pas réagi à la naissance de cette équipe nationale de Crimée, mais elle "n'arrange pas du tout les Russes", suppose le chercheur. "Elle donne des arguments à ceux qui s'opposent à l'annexion et mettent en doute l'intégration totale de la Crimée à la Russie". Pour ce spécialiste de la politique du sport de Moscou, c'est une des raisons pour lesquelles les Russes rechignent à financer la fédération locale : si le foot sert à développer un sentiment d'indépendance, "leur intérêt est qu'on en parle le moins possible".

Au Mondial, la Crimée ne sera pas mise en avant par Moscou, d'autant que les mises en garde de la Fifa ont dissuadé Vladimir Poutine d'y organiser des événements pour l'occasion. "Ce sont plutôt les étrangers qui vont en parler", et de façon négative, estime Lukas Aubin. Et les supporters de la péninsule restent les otages d'une situation politique inextricable. "Sans dénouement civil entre la Russie et l'Ukraine, estime Rémy Garrel, le football de Crimée est condamné à rester amateur."

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