Guerre en Ukraine : de la recherche de preuves à un éventuel procès, comment une ONG enquête sur un "crime de guerre atroce" à Mykolaïv
La frappe a eu lieu vers 8h35. L'heure du thé pour les employés du siège de l'administration régionale de Mykolaïv (sud-ouest de l'Ukraine), qui n'ont eu aucune chance de se mettre à l'abri. En ce matin du 29 mars 2022, l'imposant bâtiment venait d'ouvrir ses portes. Et, en une fraction de seconde, un missile a pulvérisé l'aile nord de l'édifice. Neuf étages se sont effondrés. L'explosion a emporté l'emblème de la république d'Ukraine, perché sur le bâtiment, et laissé un trou béant dans sa façade.
Le bilan humain est très lourd : 37 personnes tuées et 34 autres blessées. Vitaliy Kim, gouverneur de la région, a échappé au drame de justesse. "Mon bureau a été touché, on visait ma fenêtre", assure celui qui ne se trouvait pas sur les lieux ce matin-là. "Je m'étais levé trop tard", reconnaît-il, conscient que cette panne de réveil lui a certainement sauvé la vie. Comme ses collègues rescapés et les habitants de la région, le responsable réclame désormais "des sanctions".
C'est l'objectif que se sont donné les membres de Truth Hounds ("les limiers de la vérité" en français), une ONG ukrainienne qui enquête sur des faits de crimes de guerre supposés. "Notre réseau de surveillance était en alerte, et les images du trou gigantesque ont rapidement inondé les réseaux sociaux", se souvient Maryna Slobodyanuk, cheffe de projet au sein de l'association. Après un rapide examen des images amateurs, elle se lance alors dans une enquête qui va durer cinq mois.
Missions sur le terrain et reconstitution 3D
Lorsqu'elle se saisit de l'affaire, début avril 2022, Truth Hounds a déjà de nombreuses enquêtes en cours. "Nous n'avons pas attendu la grande invasion russe pour commencer à travailler, rappelle Maryna Slobodyanuk. Depuis 2014 et l'éclatement du conflit dans le Donbass [entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses], nous avons analysé une quarantaine de signalements de crimes de guerre." Pour l'attaque de Mykolayïv, six personnes sont détachées, soit une bonne partie de l'équipe permanente de Truth Hounds. Sur son site, l'ONG camoufle l'identité de ses salariés de terrain et propose des photos de chiens à la place des traditionnels portraits, "par mesure de précaution". Car derrière ces images prétextes se cachent des chercheurs, des psychologues et de fins connaisseurs des différentes lignes de front.
"Les enquêteurs se rendent dans des zones parfois très dangereuses, et peuvent constituer des cibles pour l'armée russe ou les séparatistes."
Maryna Slobodyanuk, cheffe de projet pour l'ONG Truth Houndsà franceinfo
Alors que les bombardements et les affrontements continuent de faire rage à travers toute l'Ukraine, l'ONG prépare activement sa visite à Mykolaïv, en lien avec le Partenariat international pour les droits humains (IPHR), une organisation basée à Bruxelles. Le déplacement s'annonce périlleux. "La région subissait des tirs d'artillerie lourde presque tous les jours, se souvient la cheffe de projet. Nous les avons entendus une fois sur place, chaque nuit de notre séjour."
Le 21 mai 2022, le gros du travail peut enfin commencer : entretiens avec des témoins de l'attaque, inspection des ruines, rencontres avec des procureurs et des enquêteurs locaux… Aux prises avec l'armée russe et les nombreux défis parallèles de la guerre, les autorités de la région de Mykolaïv sont souvent débordées. "Nous avons voulu connaître leurs conclusions et voir dans quelle mesure nous pouvions nous entraider", explique Maryna Slobodyanuk, au sujet des enquêteurs officiels. Grâce à ses propres experts, Truth Hounds cartographie par exemple le bâtiment sous toutes ses coutures, avant d'en produire un modèle 3D édifiant.
Afin de vérifier si l'affaire coche les cases du crime de guerre selon les traités internationaux, dont les conventions de Genève, l'ONG obtient la liste des victimes auprès de l'administration militaire. Parmi les morts figurent dix-sept fonctionnaires et deux employés du tribunal de commerce. Seize membres du personnel militaire, affectés à la sécurité du bâtiment, ont également perdu la vie. Les deux dernières personnes tuées par la frappe travaillaient en lien avec la mairie. "La présence de civils et la nature même du bâtiment gouvernemental, qui est de répondre aux besoins de la population, (...) font que ce lieu ne pouvait pas être considéré comme une cible militaire", fait ainsi valoir Truth Hounds dans son rapport d'enquête.
"La frappe n'a pas eu lieu de nuit, où lorsque le bâtiment était vide, pointe Maryna Slobodyanuk. Elle est survenue pendant les heures d'ouverture, et visait délibérément des civils. C'est un crime de guerre particulièrement atroce." Malgré ces accusations, que l'ONG reprend de façon étayée dans son rapport, l'armée russe n'a jamais commenté ni revendiqué ce bombardement.
Pour aller plus loin, l'ONG cherche aussi à savoir si ce bâtiment a pu servir de lieu de réunion pour des opérations militaires les jours précédant l'attaque. Des entretiens menés auprès de témoins révèlent que ce n'était pas le cas, et que seul un véhicule blindé était posté à une cinquantaine de mètres de l'entrée du siège administratif, afin d'assurer des contrôles routiers. Un autre témoin oculaire rapporte par ailleurs que le missile a touché la façade entre le troisième et le quatrième étage, précisément là où se trouvent les bureaux du gouverneur et du président du conseil régional. S'ouvre alors la deuxième étape de l'enquête : établir les circonstances de la frappe.
"Le plus difficile, c'est de déterminer d'où le missile a été tiré"
Dans les heures qui suivent le bombardement, une vidéo montrant l'impact supposé du missile est partagée par le gouverneur Vitaliy Kim, très actif sur les réseaux sociaux. Pour vérifier son authenticité, les enquêteurs de Truth Hounds vont inspecter le site à l'aide d'un drone et confirment que la séquence a bien été filmée par une caméra de surveillance. Cette dernière, installée sur le toit d'un immeuble voisin, surplombe le siège régional et se trouve "à une hauteur d'environ 80 mètres". Tournées en haute définition, ces images montrent un objet volant approcher à grande vitesse du bâtiment, légèrement en descente, provoquant un souffle puissant puis d'épaisses volutes de fumée ou de poussière.
Selon les experts consultés par l'ONG, la qualité de la vidéo est suffisante pour déterminer que l'engin filmé le 29 mars 2022 est un missile de croisière, reconnaissable à ses ailettes latérales. Puisque l'Ukraine s'est débarrassée de ses missiles longue portée dans les années 1990, l'engin ne peut être que russe, conclut Truth Hounds. Sur la base d'une enquête balistique indépendante, qui comprend l'analyse de débris retrouvés sur place, l'ONG suppose qu'il s'agit d'un missile de croisière de type Kalibr, pesant généralement plus d'une tonne. Elle en veut pour preuve l'usage d'au moins 30 missiles de ce genre, tirés dans la zone par la Russie entre la mi-mars et la fin du mois d'avril 2022 – dont la moitié ont été abattus par l'armée ukrainienne. Mais cette conclusion diffère de celle des autorités, pour qui il s'agissait plutôt d'un missile Iskander, légèrement modifié.
"Le type de missile utilisé fait encore l'objet de débats, et [identifier le bon modèle] peut bouleverser toute notre vision de l'attaque", souligne Maryna Slobodyanuk. Les missiles Iskander sont en effet généralement tirés depuis la terre ferme, à l'aide d'un canon automoteur, alors que les Kalibr sont lancés depuis des navires ou des sous-marins. Dans le doute, et face à l'imposant dossier de Truth Hounds, les autorités finissent par commander une seconde expertise, qui est toujours en cours.
"Le plus difficile, c'est de déterminer d'où le missile a été tiré", fait remarquer Maryna Slobodyanuk. Portée maximale, itinéraire, capacité à changer de trajectoire : les experts tournent et retournent chaque scénario dans tous les sens. "Notre hypothèse, c'est qu'il s'agit très certainement d'un tir effectué depuis un navire russe stationné en mer Noire", avance la cheffe de projet. Lancé depuis le rivage, un missile Kalibr aurait très bien pu toucher une cible à 40 km de distance, en effectuant un virage en fin de course. Reste à déterminer quel navire, et quel gradé de l'armée russe, pourrait avoir ordonné un tel tir.
Un procès très incertain
Pour étayer son rapport, Truth Hounds n'a pas pu compter sur des images satellite. "Le jour de l'attaque, les fournisseurs auxquels nous avons accès ne possédaient pas de photos de cette zone", regrette l'ONG. "Nous avons donc dû organiser une autre mission dans le sud de la région de Mykolaïv pour trouver des témoins oculaires du vol de l'engin. Et nous avons réussi", poursuit Maryna Slobodyanuk. En étudiant des photos amateurs et des comptes-rendus d'analystes indépendants, l'ONG a par ailleurs établi une liste de navires susceptibles d'avoir tiré le missile en question ce jour-là.
En premier lieu, les soupçons de Truth Hounds se portent sur une frégate russe : l'Amiral Essen. Impliqué dans le bombardement de plusieurs villes ukrainiennes telles qu'Odessa, comme l'a souligné le Times (en anglais), ce navire manœuvrait au sud de Mykolaïv ce matin-là et aurait pu lancer un missile Kalibr à une vitesse d'environ 980 km/h, pour toucher sa cible entre 2 et 3 minutes plus tard. Toujours à partir de documents publics, notamment des sites russes spécialisés dans le domaine militaire, Truth Hounds dresse une liste, sans les accuser, de 19 commandants et sous-officiers en charge de l'Amiral Essen et de trois autres navires de guerre russes actifs le jour de la frappe.
"C'est important pour nous de dessiner un large cercle de commanditaires présumés, afin d'être sûrs de ne pas manquer un suspect", martèle Maryna Slobodyanuk. A la justice ensuite de faire son travail, car l'enquête officielle suit son cours. Seulement, dans quels délais l'affaire sera-t-elle traitée ? Et par qui ? "Nous avons bon espoir que le dossier sera instruit une fois les derniers détails réglés, et qu'il le sera par le système ukrainien", veut-on croire chez Truth Hounds. Mais, selon Yuriy Belusov, en charge des crimes de guerre pour la justice ukrainienne, et cité par le site polonais TVP (en anglais), pas moins de 50 000 affaires de crimes de guerre s'entassent déjà sur le bureau du procureur général du pays. De quoi pousser les familles des victimes de Mykolaïv, toujours éprouvées par la guerre, à s'armer encore un peu plus de patience.
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