Guerre en Ukraine : "L'impact des sanctions dans la société russe est incomparablement plus fort que ce qu'on a vu en 2014", selon une universitaire
Selon Anna Colin-Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques, la protestation en Russie contre la guerre menée en Ukraine "devra prendre des voix très détournées pour que les protestataires ne risquent pas directement leur sécurité."
Anna Colin-Lebedev, maître de conférence en science politique à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques, estime mardi 8 matin sur franceinfo que "l'impact des sanctions dans la société russe est incomparablement plus fort que ce qu'on a vu en 2014", lors de l'annexion de la Crimée par la Russie.
franceinfo : Comment la population russe est-elle informée des sanctions qui pèsent contre Moscou ?
Anna Colin-Lebedev : Les médias russes inscrivent ces sanctions dans le récit dominant d'un occident qui souhaite affaiblir la Russie à tout prix, ça fait partie d'une guerre économique entre l'Occident et la Russie. Quand les choses vont de moins en moins bien, c'est perçu comme la suite logique de cet affrontement.
Comment réagissent les russes aux difficultés économiques suite aux sanctions ?
Cette hausse des prix et cette plongée du rouble rappelle des souvenirs aux russes, mais c'est à double tranchant. D'un côté, c'est extrêmement traumatique, la Russie s'était habituée à une progression du niveau de vie. Mais d'un autre côté, ça réveille des habitudes de résilience. C'est loin d'être la première crise que vivent les Russes depuis les années 1990. Il y a cette mémoire de crises qui passent : beaucoup se disent que ça va être difficile, les prix augmentent et qu'il faudra tenir jusqu'à la fin.
Le Russe ordinaire, de province, de campagne, de milieu modeste, voit la hausse des prix et réagit. Mais ces sanctions vont affecter surtout les couches aisés de la population, des classes moyennes supérieures, celles qui avaient pris l'habitude de consommer des produits occidentaux, qui travaillent dans des compagnies ayant des relations avec l'extérieur : eux voient tout ce qui rendait le régime politique acceptable, car il assurait ce bien-être matériel, s'effondrer. Cette population est celle qui prend le plus part aux décisions, donc l'impact, même s'il est limité à ces couches-là, sera déjà assez important.
Comment peut se manifester la colère de la population russe ?
L'action sur la scène publique n'est pas ce qui vient en premier, le réflexe est de se protéger avec sa famille. Certains vont faire le choix de quitter le pays ou de faire sortir leurs actifs. Dans les milieux professionnels et le milieu des affaires, on réfléchit actuellement à des manières de réagir. Je ne pense pas que les entrepreneurs sortent dans la rue mais ils vont être extrêmement actifs pour faire pression. C'est très difficile d'anticiper, la situation est extrêmement ouverte. Ce qui est certain, c'est que l'impact des sanctions que l'on sent déjà dans la société russe est incomparablement plus fort que ce qu'on a vu en 2014, donc toutes les évolutions sont possibles.
Cela peut se traduire par une multiplication des manifestations ?
Je ne suis pas sûre. La grogne, les protestations de différentes natures, l'appel aux pouvoirs locaux, peut-être. Mais tout discours sur la guerre est extrêmement dangereux, avec une loi qui punit par des peines d'emprisonnement toute parole différente du discours officiel sur la guerre. La protestation devra prendre des voix très détournées pour que les protestataires ne risquent pas directement leur sécurité.
Cela peut faire changer le soutien à Vladimir Poutine dans la population ?
Il est difficile de mesurer le soutien, d'une part car en contexte de guerre les sondages sont à prendre avec précaution, et d'autre part car on a très peu d'enquête depuis le début du conflit. Que mesure-t-on ? Les Russes ne savent pas exactement ce qui se passe en Ukraine. On leur vend toujours une opération armée limitée pour déloger des nazis à Kiev et non pas une attaque de masse contre la population civile. Ce qui se répète comme un mantra dans la population russe, c'est : "Pourvu qu'il n'y ait pas de guerre." Sauf qu'aujourd'hui, il y a la guerre. Cela va certainement transformer le soutien de la population aux actions de son pouvoir. Est-ce qu'on pourra le mesurer? Je n'en suis pas certaine.
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