Guerre en Ukraine : le parcours du combattant des mobilisés russes et de leurs familles pour trouver des équipements militaires
Vladimir Poutine a visité une base militaire où sont formés des citoyens russes mobilisés, afin d'inspecter le matériel qui leur est fourni. Mais dans les faits, les proches doivent mettre la main à la poche pour compenser l'incurie de l'armée.
"C'était la visite du village Potemkine", sourit la juriste russe Nadezhda Kutepova, exilée en France. Autrefois, cette expression moquait les déplacements du tsar dans des villages endimanchés, soigneusement préparés pour l'occasion. Vladimir Poutine l'a remise au goût du jour dans la région de Riazan, jeudi 20 octobre. Lors de sa pérégrination dans un camp de formation pour citoyens mobilisés, le président russe a pu constater la qualité des troupes, la robustesse du matériel et l'adéquation des moyens. Les stagiaires tirent "au moins 600 cartouches réelles et cinq grenades" à chacun de leurs entraînements, a renchéri devant les caméras Sergueï Choïgou, ministre de la Défense.
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"Pour plaisanter, j'ai demandé à mon ami mobilisé s'il attendait lui aussi une visite de Vladimir Poutine, raconte Oleksandra* à franceinfo. Il m'a répondu que ça ne risquait pas d'arriver, vu que leur camp était en ruine." Dans les faits, l'armée est incapable de fournir plusieurs matériels de base à ses appelés, et la jeune femme a dû sacrifier une partie de ses économies. "Nous avons ouvert une cagnotte pour l'aider, car la liste du matériel à acheter est large. Nous sommes sept au total, et nous participons en fonction de nos revenus."
"La plupart d'entre eux sont passés par le service militaire obligatoire. Et ils savent très bien qu'il est inutile d'attendre certaines choses de l'armée, poursuit la jeune femme. Les bottes qui sont fournies, par exemple, sont de mauvaise qualité." Les postes de dépense sont innombrables, et l'argent collecté servira notamment à acquérir des vêtements et sous-vêtements chauds, une cagoule, des semelles, des vestes, des ceintures et gants tactiques, des genouillères et des coudières... Il faut faire vite, car son ami peut être envoyé à tout moment en Ukraine.
"Au bureau d'enregistrement militaire, on dit simplement aux mobilisés de prendre des vêtements chauds, un sac de couchage et une trousse de premiers soins", explique à franceinfo Natalya*, une autre proche de mobilisés, en Sibérie cette fois. Mais elle nous adresse une autre liste, informelle, longue d'une trentaine d'articles. Différents inventaires circulent largement en Russie, grâce aux retours d'expérience de militaires. Encore faut-il avoir les moyens de pallier les absences de l'armée. "Mes amis ont réussi à assumer les frais. Mais j'ai des amies dans des villages éloignés, qui se cotisent avec toute la famille."
Les plaintes se multiplient sur les réseaux
Cette question du matériel agite une partie de l'opinion depuis fin septembre, avec notamment la diffusion d'une vidéo sur le canal Telegram Sirena**, tournée dans l'Altaï, une chaîne de montagnes dans le sud de la Sibérie. Une responsable militaire demandait aux mobilisés de subvenir à leurs besoins, expliquant notamment qu'il n'y avait pas assez de garrots pour tous. Elle leur conseillait également de doubler la semelle de leurs chaussures avec des serviettes hygiéniques et d'acheter des tampons, pour arrêter les hémorragies en cas de blessures par balle.
Ces images avaient été fraîchement accueillies par les blogueurs patriotes les plus zélés. "L'ultranationaliste Igor Girkine, [commandant des troupes de Donetsk en 2014], avait notamment condamné leur diffusion, en disant qu'il ne fallait pas démoraliser les soldats et donner une mauvaise image de l'armée", explique Anne Le Huérou, spécialiste de la société russe, à franceinfo. Le ministère de la Défense, lui, avait gardé le silence.
"Il y a aujourd'hui un déni complet de l'armée russe sur le non-équipement."
Anne Le Huérou, sociologue et spécialiste de la société russeà franceinfo
Depuis, un soldat russe s'est plaint (en anglais) d'avoir reçu un gilet utilisé pour la pratique de l'airsoft : "C'est prévu pour des armes à air comprimé, et ils vont nous envoyer en Ukraine avec ce truc de merde." Sur un autre document, des Ukrainiens s'amusent à plier en deux (en anglais) une plaque anti-balles, abandonnée par l'ennemi. Plus récemment, des photographies de gilets pare-balles troués, réparés au ruban adhésif, ont également été postées** par des proches de mobilisés en Crimée, lesquels réclament désormais des comptes aux autorités locales.
Ces critiques ne sont plus cantonnées aux réseaux sociaux, et même les agences russes, d'ordinaires dociles avec le pouvoir, relaient les inquiétudes des mobilisés et de leurs familles. "Les semelles de ses bottes d'hiver sont parties dès le deuxième jour, dénonçait la compagne d'un réserviste interrogée par RIA Novosti**. Cette situation n'est pas isolée. Les plaintes viennent de presque toutes les régions de Russie".
Une ruée dans les magasins spécialisées
Avec la mobilisation décrétée fin septembre, des centaines de milliers de familles sont désormais concernées. En conséquence, les Russes se sont rués dans les boutiques spécialisées pour acheter le nécessaire. Natalya estime qu'il en coûte environ 60 000 roubles (986 euros) pour rassembler le matériel recommandé par les bureaux militaires. "Nous avons déjà dépensé l'équivalent de 1 500 dollars (1 521 euros) en équipements", témoigne pour sa part Oleksandra, soit trois fois le salaire moyen en Russie. Mais tous ses achats ne sont pas encore terminés, en raison des "ruptures de stock dans les grands magasins militaires de Moscou."
Cette situation de pénurie entraîne une inflation généralisée : le Service fédéral anti-monopole a lui-même constaté l'explosion du prix des matériels, selon un rapport cité par RBK**. "Si les familles doivent désormais demander des prêts aux banques, et compter sur un dédommagement de l'Etat en cas de décès ou de blessure, cela relève tout de même d'un certain cynisme", observe Nadezhda Kutepova. Le Premier ministre, Mikhaïl Michoustine, a lui demandé aux entreprises d'augmenter rapidement la production, afin de répondre aux besoins des citoyens mobilisés.
Un couple interrogé par RIA Novosti affirme également que le bureau d'enregistrement et d'enrôlement militaire leur a directement recommandé l'achat d'un gilet pare-balles. Une demande tout à fait illégale, précise la plateforme gouvernementale** dédiée à la mobilisation.
"Si vous êtes obligé d'acheter un uniforme ou un équipement, vous pouvez déposer une plainte auprès d'un commissaire militaire."
Plateforme gouvernementale russe
"Un ami qui était dans les combats a reçu un gilet pare-balles ainsi que des armements, nuance Natalya. Et tous les militaires ne sont pas sur le front, donc tout le monde n'en a pas besoin." Cela n'empêche pas les médias russes de décliner des dossiers complets** pour conseiller les familles dans le choix d'une protection balistique, de préférence en cinquième ou sixième catégories de protection, les plus hautes. Ces équipements s'arrachent depuis des semaines.
Les débats sur la corruption relancés
Selon la sénatrice Lioudmila Naroussova, le prix des gilets pare-balles de cinquième catégorie a été multiplié par vingt depuis le début de l'année, passant de 7 000 à 135 000 roubles (2 220 euros). L'élue, d'ailleurs, a jugé "anormal" que les fournisseurs mettent en vente libre ces protections, au lieu de les transférer dans l'armée. En 2020, pourtant, l'armée affirmait avoir reçu 300 000 kits de gilets pare-balles nouvelle génération.
Les ratés logistiques relancent également les débats sur la corruption au sein des forces russes : un ancien officier avait été condamné l'an dernier à six ans de prison, pour avoir dérobé 56 de ces modèles. Au total, lors des huit dernières années, les tribunaux militaires ont prononcé 558 condamnations pour des vols dans les magasins militaires de vêtements, selon les calculs du service russe de la BBC**. Cette question sera de plus en plus délicate à gérer pour le Kremlin, au fur et à mesure que les corps de mobilisés seront rapatriés dans leurs familles.
La mort de Timur Izmailov, salarié dans une banque, a déjà fait grand bruit dans le pays, car cette profession est normalement exclue de la mobilisation. Ses parents avaient dépensé 150 000 roubles (2 467 euros) pour lui fournir des équipements, a précisé vendredi son avocat sur la chaîne Dojd**. "Il y a eu de grands discours en Russie sur la mobilisation, résume Anne Le Huérou, mais l'armée souffre aujourd'hui de la corruption, d'un manque de planification logistique et d'un manque d'organisation interne." Les mobilisés et leurs familles en paient aujourd'hui le prix.
* Les prénoms ont été changés.
** Tous ces liens mènent vers des contenus en russe.
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