Guerre en Ukraine : mobiliser les jeunes hommes à partir de 18 ans, le débat qui divise Kiev et Washington
Est-il temps pour l'Ukraine d'enrôler les jeunes adultes du pays ? La question d'un abaissement à 18 ans de l'âge de la mobilisation est revenue sur le devant de la scène, ces dernières semaines, à l'initiative notamment de Washington. Une telle décision "ne pourra pas être dictée par les déclarations de la Maison Blanche ou de quiconque", a toutefois écarté Olga Stefanishyna, vice-Première ministre, lundi 16 décembre. Cet âge avait déjà été abaissé de 27 à 25 ans, en avril dernier, après promulgation d'une loi par le président Volodymyr Zelensky. Il est toutefois possible pour les jeunes âgés de 18 à 25 ans de servir dans l'armée, mais seulement s'ils sont volontaires.
Début décembre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait annoncé que 43 000 soldats ukrainiens avaient été tués depuis le début de l'invasion. Il avait ajouté que 370 000 autres avaient été blessés, dont la moitié était retournée se battre. L'Ukraine est donc contrainte de trouver de nouvelles recrues pour renouveler ses effectifs, alors que l'armée russe a pris l'initiative dans plusieurs secteurs du Donbass. "Les derniers objectifs chiffrés visaient le recrutement rapide de 160 000 combattants, mobilisés ou recrutés sous contrat", précise la chercheuse Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés ukrainienne et russe.
"La vérité, c'est que l'Ukraine ne mobilise et n'entraîne actuellement pas assez de soldats pour remplacer les pertes sur le champ de bataille et se maintenir face à l'accroissement des forces russes", a déclaré fin novembre un haut responsable cité par l'agence Associated Press. Ce dernier évoquait l'avantage, pour l'armée ukrainienne, de fixer le seuil de recrutement à 18 ans. "L'Ukraine doit prendre des décisions difficiles, mais nécessaires, concernant la poursuite de la mobilisation", avait commenté Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine.
Pas une solution miracle
"Je pense que les Etats-Unis cherchent une justification pour ne pas fournir d'armes supplémentaires", estime Anna Colin Lebedev. "Car même si la mobilisation des 18-25 ans était décrétée, cela ne permettrait pas quantitativement de résoudre les problèmes de recrutement de l'armée ukrainienne." La chercheuse insiste sur la pyramide des âges du pays, déséquilibrée, marquée par un "trou pour la génération des 20 à 30 ans". Selon certains experts militaires, poursuit-elle, "seuls 100 000 hommes de cette catégorie d'âge seraient réellement mobilisables", si l'on enlève ceux concernés par des critères universitaires, familiaux ou de santé. Soit très peu, comparé "au vivier déjà mobilisable dans l'ensemble des catégories d'âge et de la société, estimé autour de 4,5 millions de personnes".
"Le coût politique et symbolique est énorme, pour assez peu d'effet, et une génération sacrifiée est discutable, y compris d'un point de vue militaire."
Anna Colin Lebedev, chercheuseà franceinfo
Kiev, à ce stade, refuse catégoriquement d'envisager cette hypothèse. "On parle beaucoup dans les médias d'abaisser l'âge de conscription des Ukrainiens pour aller au front", a réagi Volodymyr Zelensky, dans un message posté sur les réseaux sociaux. "Nous devons nous concentrer sur l'équipement des brigades existantes et sur la formation du personnel à l'utilisation de cet équipement. Il ne faut pas compenser le manque d'équipements et de formation par la jeunesse des soldats."
Les deux questions sont étroitement liées, fait valoir Anna Colin Lebedev, car "les fournitures d'armes impactent la mobilisation. Les Ukrainiens sont conscients de ne pas avoir suffisamment d'armes et de munitions sur le front, ce qui explique en partie les difficultés de recrutement". La demande américaine, par ailleurs, laisse entendre que Kiev ne fournit pas assez d'efforts pour augmenter ses contingents. Mais "l'armée a modifié qualitativement ses modalités de recrutement, en introduisant des incitations à la signature de contrats, plutôt qu'en augmentant simplement la mobilisation". Selon Kiev, un million de personnes portent aujourd'hui l'uniforme, dans ce pays qui compte 38 millions d'habitants, contre 44 millions avant la guerre.
Une mesure impopulaire
Le débat, malgré tout, reste vif au sein même de l'armée. A l'automne, plusieurs officiers avaient publiquement réclamé un abaissement de l'âge légal de la mobilisation. Iouri Fedorenko, commandant d'un bataillon de drones d'attaque, s'était déclaré favorable à l'enrôlement de tous les citoyens âgés d'au moins 18 ans, hommes et femmes, afin de suivre une formation militaire. La ligne de front, ajoutait-il, devrait toutefois être réservée aux plus de 23 ans. L'officier reconnaissait lui-même le caractère impopulaire d'une telle proposition, ajoutant qu'il s'attendait à être la cible d'une "vague de haine" sur les réseaux sociaux.
"Nous n'avons pas assez de monde, nous n'avons pas assez de gens aussi jeunes", avait ajouté à la même époque Roman Kostenko, colonel et secrétaire de la commission parlementaire de défense, prônant un abaissement de l'âge à 20 ans. "Je suis contre la mobilisation des jeunes de 18 ans", déclarait au contraire Egor Firsov, sergent-chef d'une compagnie d'assaut. "Nous avons suffisamment de monde : des sportifs, des policiers, d'autres catégories de population qui pourraient reconstituer les forces armées." Il citait l'exemple de "gars costauds" aperçus à Kiev dans des gymnases remplis, alors qu'il était en permission.
Cette dernière position est plus conforme à l'opinion commune. "Il existe aujourd'hui un grand consensus sur cette question, si l'on exclut les déclarations de certains militaires", insiste Anna Colin Lebedev. L'acceptation sociale de la mobilisation est en effet fragile. "Celle-ci, en tant qu'expression d'un devoir citoyen, doit respecter un principe de justice. Ce point est jugé central dans la société ukrainienne", poursuit Anna Colin Lebedev. "Les Ukrainiens réclament que toutes les catégories sociales fassent leur devoir au regard du service militaire, et qu'ils soient traités avec dignité et respect."
"Les Ukrainiens demandent à être utilisés là où ils peuvent être utiles, et pas comme de la chair à canon."
Anna Colin Lebedev, chercheuseà franceinfo
L'armée ukrainienne, depuis 2014, était sur une dynamique de professionnalisation, privilégiant les militaires sous contrat. En février 2022, la mobilisation générale a été immédiatement introduite, lors de l'invasion du pays. Elle est depuis prolongée depuis tous les trois mois, par un vote du Parlement. "L'âge moyen des combattants ukrainiens, précise la chercheuse, tourne autour de 40 et 45 ans selon diverses estimations, contre 35 et 40 ans dans l'armée russe."
Les autorités évoquent également un argument démographique, dans un pays marqué par le vieillissement de la population. "Leur discours, c'est de dire que les 18-25 ans représentent l'avenir du pays", et qu'il est donc hors de question de sacrifier cette génération. Or "ce que demande le pouvoir américain, c'est de recruter des gens, non pas pour former l'armée ukrainienne de demain, mais pour les envoyer directement sur la ligne de front", résume la chercheuse. "Cette demande est jugée illégitime."
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