Guerre en Ukraine : pourquoi Kiev peine à mobiliser de nouveaux soldats

L'Ukraine a adopté plusieurs mesures législatives pour étendre et renforcer son système d'enrôlement. Une nouvelle loi, adoptée début avril par la Rada, entre en vigueur samedi.
Article rédigé par Louis Dubar, Agence AFP
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Des soldats ukrainiens le 13 mai 2024 lors d'un exercice de tir organisé dans la région de Donetsk. (DIEGO HERRERA CARCEDO / ANADOLU  / AFP)

Sur la ligne de front, l'Ukraine manque de tout : d'armes, de munitions et désormais de soldats. Les assauts de Moscou, menés depuis le vendredi 10 mai dans la région de Kharkiv, ont mis à rude épreuve les soldats ukrainiens. "Il n'y avait pas de première ligne de défense. (…) Les Russes ont avancé, tout simplement", a affirmé le commandant d'une unité de l'armée à la BBC

Dans un post publié début avril sur Facebook, le commandant en chef de l'armée de terre ukrainienne tirait déjà la sonnette d'alarme. "Peu importe l'aide que nous recevons (...), la quantité d'armes dont nous disposons : nous n'avons pas assez de personnes", s'inquiétait le général Oleksandr Pavliouk, avant de rappeler qu'"un drone ne vole pas tout seul".

Depuis l'échec de la contre-offensive de Kiev, l'extension de la mobilisation est un sujet de société épineux. Plusieurs lois portant sur l'abaissement de l'âge de la conscription, la création d'un registre militaire numérique et le renforcement des sanctions contre les réfractaires ont été votées à la Rada, le Parlement ukrainien, malgré les critiques des oppositions. A ces difficultés politiques s'ajoutent plusieurs contraintes logistiques et organisationnelles qui freinent l'efficacité du recrutement militaire. 

Une armée fatiguée 

Alors que l'Ukraine entre dans sa troisième année de guerre, Kiev a besoin de renforts. "Nous manquons chaque jour de soldats", s'agace Vladyslav Shevchuk, officier dans une brigade parachutiste, dans un entretien accordé au site d'information ukrainien Bihus.info. "Nous manquons de personnel (...) car pour une raison ou une autre, la mobilisation n'est pas au rendez-vous". 

Certaines unités, en particulier dans l'infanterie, combattent avec "la moitié de leur effectif complet", rapporte l'analyste Jakub Ber, dans une note publiée par le think tank Centre for Eastern Studies. Plusieurs militaires qui ont rejoint l'armée lors des premiers mois de la guerre en 2022 "ont été tués, blessés ou ont quitté l'armée pour des raisons de santé ou familiales", détaille l'expert. Ces pertes ne sont pas systématiquement remplacées. 

De l'autre côté de la ligne de front, Moscou dispose d'un réservoir en apparence inépuisable. La Russie mobilise environ 30 000 nouvelles recrues chaque mois, assure Vadym Skibitsky, numéro deux des services secrets ukrainiens, au média RBC. Côté ukrainien, cette pénurie accentue l'épuisement physique et mental et limite les relèves des unités. Certains militaires combattent "sans interruption sur la ligne de front depuis le début de la guerre", selon le Centre for Eastern Studies. 

Les pertes humaines et le non-renouvellement des effectifs ont aussi entraîné un vieillissement des unités. En mars 2022, l'âge moyen d'un soldat ukrainien était environ de 30 à 35 ans, selon le quotidien britannique The Financial Times. Un an et demi plus tard, cette moyenne a augmenté de dix ans pour atteindre les 43 ans en novembre 2023, selon le magazine Time. Ce phénomène a une incidence directe sur l'organisation et l'efficacité des forces armées. Pour Jakub Ber, les militaires seniors "n'ont pas l'endurance nécessaire pour résister aux épreuves d'une guerre de tranchées exténuante". 

Etendre la mobilisation, une décision politique difficile pour l'exécutif

Le président Volodymyr Zelensky a révélé en décembre que l'état-major souhaitait enrôler 500 000 soldats supplémentaires. Depuis le 24 février 2022, le pays vit au rythme de la loi martiale. Ce régime juridique renouvelé tous les 90 jours interdit aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays. Pour reconstituer ses forces, Kiev dispose d'un système mixte fondé sur le recrutement de volontaires et l'incorporation de conscrits.

Après plusieurs mois de tergiversations, le chef de l'Etat a acté de l'élargissement de la mobilisation avec la signature d'une loi, le 2 avril 2024, abaissant l'âge de la conscription de deux ans, passant de 27 à 25 ans. "Sur le plan politique, il s'agit d'une décision très impopulaire", analyse auprès de franceinfo Elena Davlikanova, chercheuse au think tank Centre for European Policy Studies et professeure associée à l'Université d'Etat de Soumy. Ce texte, adopté il y a un an au Parlement le 30 mai 2023, risque de décevoir une partie des soutiens du président, "notamment les vingtenaires qui ont constitué une grande partie de son électorat en 2019", précise Jakub Ber. 

Pour renouveler le vivier de combattants, les parlementaires de la Rada ont aussi adopté le 8 mai un autre texte permettant à certaines catégories de prisonniers d'aller combattre sur le front en échange d'une amnistie. Sur Facebook, la députée du parti présidentiel Olena Chouliak a précisé que cette mesure concernerait les détenus volontaires, et nécessiterait l'accord des autorités militaires après examen de l'état de santé physique et mental du prisonnier.

Un système d'enrôlement jugé inefficace 

En théorie, l'abaissement de l'âge de la conscription doit permettre l'enrôlement de milliers de jeunes hommes, mais la durée et l'ampleur de cette mobilisation restent un mystère. "On ne sait pas exactement combien de ces personnes (…) sont inscrites sur les registres militaires, et donc dans quel délai ils recevront leur convocation", précise Jakub Ber, dans une autre note du Centre for Eastern Studies.

"C'est un vrai problème : tout se fait par papier, il n'existe pas de fichiers numériques", confirme Ivan Gomza, professeur en sciences politiques à la Kyiv School of Economics. Les centres de recrutement disposent de registres militaires mal tenus et distincts des bases de données nationales. "Hier, je suis allé au centre de recrutement à 7 heures du matin pour actualiser mes données. J'ai réussi à rentrer dans le centre en début d'après-midi, après six heures d'attente…, explique l'enseignant à franceinfo. L'Etat n'a pas un système clair et efficace".

Cette mauvaise organisation a des conséquences pratiques. Certaines populations et catégories socioprofessionnelles sont ainsi surreprésentées dans l'armée. "En 2022 et 2023, les centres de conscription militaire ont principalement enrôlé des personnes âgées, inscrites dans les registres disponibles", affirme le Centre for Eastern Studies. Pour inverser cette tendance, les députés ukrainiens ont acté en janvier de la création d'un registre numérique unique. "Il est conçu pour réduire le nombre d'erreurs dues au facteur humain et économiser les ressources publiques et humaines grâce à la numérisation", précise le ministère ukrainien de la Défense.

Certaines brigades ont fait le choix de s'affranchir du système officiel pour se renforcer. Comme l'explique Politico, des unités de l'armée ont décidé de prendre les choses en main en organisant avec un certain succès leurs propres campagnes de recrutement sur des plateformes numériques, telles que Lobby X. Dans cette course, certaines formations militaires se distinguent, comme la brigade d'assaut Azov, fondée par le militant d'extrême droite et ancien député, Andriy Biletsky. D'après le Center for European Policy Analysis, plusieurs facteurs expliquent leur réussite, comme la mise en place de formations intensives dispensées aux volontaires et la publication sur YouTube de vidéos abordant la vie quotidienne au front. 

La démobilisation des vétérans, un sujet repoussé 

Rejoindre l'armée implique parfois de partir au front pour une durée indéterminée. Cette perspective inquiète de nombreux mobilisables. D'après l'hebdomadaire britannique The Spectator, 18 000 citoyens ukrainiens susceptibles d'être enrôlés ont été arrêtés en tentant de fuir le pays.

La possibilité de quitter l'armée n'est de toute manière pas à l'agenda du pouvoir. Lors de l'examen à la Rada du projet qui renforce les sanctions pour les réfractaires, les parlementaires ont supprimé une clause prévoyant la démobilisation des soldats ayant servi trente-six mois au front. 

Cette décision a provoqué la controverse dans la société ukrainienne. "Les gens ont peur d'aller au front parce qu'ils ne savent pas combien de temps ils serviront dans les forces armées", commente auprès de franceinfo le député Oleksiy Hontcharenko, membre de Solidarité européenne, le parti de l'ex-président Petro Porochenko. Les soldats qui combattent depuis plus de deux ans veulent savoir quand ils reviendront, et c'est normal !"

Le texte, adopté le 11 avril après deux mois de débats parlementaires, a aussi réveillé les oppositions. Plus de 4 000 amendements ont été soumis avant l'examen du projet en seconde lecture, précise le Stockholm Centre for Eastern European Studies. "Certains députés de l'opposition ont utilisé la loi à des fins populistes. Les élections sont attendues depuis longtemps et il s'agit d'un sujet brûlant, observe Elena Davlikanova. Cependant, la complexité globale de la question et le grand intérêt de toutes les parties prenantes expliquent également le nombre élevé d'amendements". L'exécutif a assuré que la question de la démobilisation allait être traitée dans une prochaine loi, mais aucune date n'a pour l'instant été fixée.

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