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Guerre en Ukraine : quatre questions sur Stepan Bandera, figure historique présentée par la propagande russe comme le symbole de la "nazification" du pays

Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
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Temps de lecture : 11min
Une cérémonie marquant le 114e anniversaire de la naissance de Stepan Bandera à Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine, le 1er janvier 2023. (YURIY DYACHYSHYN / AFP)
Le gouvernement russe se sert depuis le début du conflit de cette figure nationaliste controversée de l'histoire ukrainienne pour décrédibiliser Kiev et justifier sa rhétorique de "dénazification".

Le personnage, très polémique, est l'épouvantail agité par la Russie pour justifier la nécessité d'une "dénazification" de l'Ukraine. Stepan Bandera, un leader nationaliste ukrainien coupable de collaboration avec l'Allemagne nazie, a été mentionné une vingtaine de fois par le compte Telegram du ministère des Affaires étrangères de Russie depuis le début de la guerre. Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, l'a encore martelé lors d'un discours de propagande prononcé (en anglais) le 10 février, affirmant que les autorités de Kiev sont les "successeuses de Stepan Bandera".

Selon une communication du ministère datée mois de mai (en russe), "le culte de Bandera" fait "partie intégrante du système éducatif de l'Ukraine moderne". En septembre, Maria Zakharova (en russe), porte-parole de la diplomatie russe, rappelait encore que le chef nationaliste a été "complice de l'Holocauste" durant la Seconde Guerre mondiale. Pour Sergueï Lavrov, la glorification (en russe) de Bandera est donc une preuve que le gouvernement ukrainien encourage le "néo-nazisme".

Quel a été le rôle de Stepan Bandera dans l'histoire de l'Ukraine ? Pourquoi cette figure historique très controversée est-elle effectivement commémorée aujourd'hui par les Ukrainiens ? Doit-on y voir la démonstration d'une fascisation du gouvernement de Kiev, comme l'avance le gouvernement russe ? Franceinfo revient en quatre questions sur la place particulière que le leader nationaliste occupe dans l'Ukraine contemporaine, en s'appuyant sur l'expertise de plusieurs historiens et d'un éminent représentant de la communauté juive en Ukraine.

1 Qui est Stepan Bandera ? 

Stepan Bandera est né en 1909 en Galicie, une région située dans l'ouest de l'Ukraine actuelle. Après une éphémère période d'indépendance, le territoire ukrainien est partagé après 1919 entre la Pologne et l'Union soviétique. Nationaliste convaincu, Stepan Bandera adhère à la fin des années 20 à l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), un mouvement radical militant pour la libération de l'Ukraine contre les occupants polonais et russe. L'organisation indépendantiste tire son idéologie du fascisme. "L'OUN s'est inspirée des thèses de Dmytro Dontsov, le traducteur de Mein Kampf en ukrainien", révèle Eric Aunoble, historien spécialiste de l'Ukraine à l'université de Genève. 

En Pologne, l'OUN commet une série d'attentats contre les autorités. Bandera est condamné à mort pour l'assassinat, en 1934, du ministre de l'Intérieur polonais, une peine commuée à la prison à perpétuité. En 1939, à la faveur de l'invasion conjointe de la Pologne par l'Allemagne nazie et l'URSS, il est libéré. L'OUN se scinde en deux parties et le leader nationaliste prend la direction de l'une d'entre elles, l'OUN-B, qualifiée alors de "faction bandériste".

Stepan Bandera prend alors sa décision politique la plus décriée, celle de collaborer avec l'Allemagne nazie, qu'il perçoit comme une alliée potentielle. "Dans les pays occupés par l'URSS, avant que celui-ci ne commette les terribles exactions qu'on connaît, beaucoup croyaient qu'Hitler pouvait être un libérateur" contre l'occupant soviétique, explique Galia Ackerman, historienne spécialiste de la Russie. Mais "quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, les nationalistes ukrainiens ont rapidement déchanté".

En juin 1941, l'OUN-B proclame à Lviv la création d'un Etat ukrainien indépendant. "Mais les nazis ne veulent pas de cette indépendance", souligne Eric Aunoble. Stepan Bandera est alors arrêté pour être envoyé dans le camp de concentration de Sachsenhausen, à quelques kilomètres au nord de Berlin. Si le leader est interné dans la section "VIP" du camp, deux de ses frères périssent à Auschwitz, précise l'historien. "De nombreux nationalistes ukrainiens sont également fusillés par les nazis", ajoute Galia Ackerman.

En 1942, après la victoire soviétique de Stalingrad, l'OUN-B prend conscience qu'il ne peut plus miser sur l'Allemagne nazie. Le parti fonde alors l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), qui combat à la fois l'occupant allemand et les soviétiques. En septembre 1944, Stepan Bandera est libéré par les Allemands, qui cherchent à l'utiliser contre l'avancée de l'Armée rouge en Ukraine. Le leader collabore encore brièvement avec le régime nazi.

Après la victoire des soviétiques, Stepan Bandera doit s'exiler en Allemagne, où il réside après guerre. "En Ukraine, des partisans continuent de lutter contre les soviétiques. Des milliers de dignitaires du Parti communiste sont tués", rappelle Galia Ackerman. "Ceci contribuera davantage à la légende noire de Bandera en Union soviétique que la participation de ses partisans aux atrocités nazies". Les derniers maquis finissent par être écrasés et Stepan Bandera est lui-même assassiné par le KGB à Munich en 1959.  

2 Quelle a été sa responsabilité dans l'extermination du peuple juif en Ukraine ?

"Bandera était bien antisémite", assure Galia Ackerman. "Il a été influencé par la propagande allemande et le mythe du judéo-bolchévisme selon lequel les Juifs sont les suppôts du communisme". En 1941, à la faveur de l'invasion de l'Ukraine par l'Allemagne, les membres de l'OUN organisent des pogroms. Dans la région de Lviv, "la population a massacré des milliers de civils juifs, croyant que ces derniers étaient complices des exécutions de nationalistes ukrainiens commises par le NKVD [la police politique soviétique] avant le retrait des troupes russes. Ce sont les partisans de Bandera qui sont à l'œuvre dans ce massacre des Juifs", raconte Eric Aunoble.

"Mais à partir de son arrestation par les Allemands, mi-juillet 1941, on ne peut pas dire que Bandera soit personnellement responsable des massacres contre les Juifs durant la suite du conflit", précise-t-il. "Même s'ils n'ont pas agi en tant que nationalistes ukrainiens, les partisans de Bandera ont été massivement engagés dans les unités de la police auxiliaire, qui ont emmené les Juifs vers leurs lieux d'exécutions par les nazis", rappelle toutefois  l'historien. Selon le Mémorial de la Shoah, de 1941 à 1944, près d'un million et demi de Juifs d'Ukraine ont été assassinés, "sous les balles des Einsatzgruppen [les unités mobiles d'extermination du Reich qui perpétraient des massacres dans les pays de l'Est], d'unités de la Waffen SS, de la police allemande" mais aussi "de collaborateurs locaux".

L'UPA, branche armée de l'OUN de Bandera, se rend également coupable, à partir de 1942, de nombreux massacres. Cette fois-ci, c'est la minorité polonaise de la région de la Volhynie, au nord-ouest de l'Ukraine, qui est visée. "Environ 60 000 Polonais sont alors exécutés dans des conditions effroyables", relate Eric Aunoble.

3 Pourquoi certains Ukrainiens célèbrent-ils sa mémoire ?

Originellement cantonnée à l'extrême droite, la figure de Stepan Bandera gagne en importance en 2014, lors des manifestations de la place Maïdan. "Des groupes comme Secteur droit [un parti ultranationaliste ukrainien] étaient très actifs d'un point de vue militant pendant ces manifestations. Cela a donné une visibilité à Bandera bien au-delà de l'influence politique réelle de ces mouvements", explique Eric Aunoble.

Stepan Bandera avait auparavant reçu une reconnaissance plus officielle, en 2010, lorsque le président ukrainien de l'époque, Viktor Iouchtchenko, avait décerné au leader nationaliste le titre de "héros de l'Ukraine". "Depuis 10 ans, le culte de Bandera est très fort, surtout en Ukraine occidentale à Lviv" constate Delphine Bechtel, maîtresse de conférences à la Sorbonne.

"Il existe un phénomène de mémoire sélective à propos de Stepan Bandera. En Ukraine, le personnage est avant tout célébré comme un combattant pour la libération nationale", analyse Galia Ackerman. "Beaucoup d'Ukrainiens ne savent pas que ses troupes ont commis des crimes contre les Juifs et les Polonais, ni qu'il était fasciste", abonde Delphine Bechtel. "Comme le personnage est présenté avant tout comme anti-polonais et anti-russe, cela lui a donné l'aura d'un 'combattant pour la liberté'".

Il n'existe cependant pas de censure à propos de Bandera en Ukraine. "Les archives sur le sujet sont parfaitement libres d'accès et une partie des historiens ukrainiens critiquent le leader", tient à préciser Galia Ackerman. "L'Ukraine est un pays sous le stress d'une guerre, Bandera a été choisi parce qu'il était la figure la plus intransigeante et la plus clivante contre la Russie", estime Eric Aunoble. "Mais cela pose un problème politique, y compris à l'étranger, notamment avec la Pologne, qui est pourtant un des pays qui soutient le plus l'Ukraine dans cette guerre".

La commémoration du leader nationaliste ne fait d'ailleurs pas l'unanimité en Ukraine. "Le président Zelensky a pris ses distances avec l'héroïsation de Stepan Bandera. Il a par exemple renvoyé Volodymyr Viatrovytch, l'ancien directeur de l'Institut de la mémoire nationale, responsable de la diffusion du culte de Bandera", note Delphine Bechtel.

4 Le culte de Bandera est-il le signe d'une fascisation de l'Ukraine ? 

"La commémoration de Stepan Bandera ne suffit pas à diagnostiquer une quelconque fascisation de la société ukrainienne, tranche l'historien Eric Aunoble. Aux élections, les scores de l'extrême droite sont faibles, de l'ordre de 2%", rappelle-t-il d'ailleurs.

"L'antisémitisme est à un niveau très réduit en Ukraine, et cela été le cas durant ces 33 dernières années" et la chute du communisme, confirme le grand rabbin de Kiev, Yaakov Dov Bleich. "Le président Zelensky est d'obédience juive", rappelle également Galia Ackerman. "Chaque année, pour le Nouvel An, plusieurs milliers de Juifs se réunissent sans problème à Ouman", dans le centre de l'Ukraine, car le pays est "un lieu de pèlerinage du judaïsme hassidique". "Et bien entendu, il n'existe évidemment pas de lois raciales contre les Juifs en Ukraine".

Si "beaucoup de Juifs sont effectivement mécontents" du culte autour de Bandera, concède Yaakov Dov Bleich, la mémoire de l'Holocauste est cependant préservée en Ukraine. "Avant la guerre, un programme visant à renommer les rues avec le nom des héros et de Justes ukrainiens qui ont sauvé des Juifs pendant l'Holocauste, avait été lancé par la communauté juive d'Ukraine. Ce fut un grand succès", assure le grand rabbin. Le massacre de Babi Yar, le plus grand massacre de la Shoah ukrainienne, est également commémoré "chaque année" par le gouvernement, insiste-t-il.

Yaakov Dov Bleich est catégorique : "Poutine ment" quand il affirme qu'il est nécessaire de "dénazifier" l'Ukraine. "Le président russe essaie de réécrire l'histoire afin qu'elle s'accorde avec son idéologie meurtrière de masse. Il se sert de la propagande et des mensonges que d'autres dictateurs meurtriers ont utilisés avant lui." 

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