: Reportage En Ukraine, les habitants de Mykolaïv vivent sans eau potable depuis un an : "Bien sûr que c'est un crime de guerre !"
Le tramway numéro 2108 ralentit à l'approche de la rue Potomkinska. En cet après-midi de mars, dans ce quartier un peu à l'écart de Mykolaïv, la vieille rame rouge et blanche est aussi attendue que le facteur : une bonne soixantaine de personnes sont massées des deux côtés de la chaussée, bidons vides en guise en valises. Elle contient en effet plusieurs citernes d'eau. "J'ai ces quatre grosses bouteilles à remplir, cinq litres à chaque fois, vingt litres en tout", calcule Anatoliï, 73 ans, en poussant son caddie à roulettes jusqu'aux tuyaux.
"Avec ma femme, c'est notre nouvelle sortie, on dit aux autres qu'on descend faire le plein."
Anatoliï, retraitéà franceinfo
Dans sa maison comme dans celle des 500 000 habitants de Mykolaïv, l'eau du robinet est imbuvable depuis un an. "Carrément dégoûtante même, grimace Oksana, bottes aux pieds et jerricans de vingt litres sous le bras. L'eau est toute jaune, comme du cuivre. Jaune dans le lavabo, jaune sous la douche, jaune dans les toilettes. Et salée aussi. Salée, salée, salée ! Elle est bonne pour tirer la chasse et c'est tout."
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Le tramway va rester stationné là une heure, avant de filer vers un autre quartier de la ville pour poursuivre sa tournée. Assise au chaud dans sa cabine, la conductrice Valentina surveille qu'il y ait bien de l'eau pour tout le monde. "Il n'y a pas de règle, chacun prend ce qu'il veut, mais dans la limite du raisonnable, corrige-t-elle, emmitouflée dans sa doudoune dorée. Je garde toujours un œil sur le niveau des citernes."
"Si je vois que ça baisse trop vite, je descends pour m'assurer que tout le monde ait de l'eau."
Valentina, conductrice de tramwayà franceinfo
Ce jour-là, Valentina, qui transportait avant la guerre des voyageurs, a douze tonnes d'eau à disposition.
La ville de Mykolaïv, aussi peuplée que Nantes, fait face à une situation tout à fait inédite : à cause de la guerre, elle ne peut plus acheminer son eau depuis le fleuve Dnipro, au nord de Kherson. La voilà contrainte de pomper de l'eau salée dans l'estuaire du Boug méridional, tout près de la mer Noire, afin d'alimenter le réseau de distribution.
Une eau dangereuse pour la santé
A partir d'avril 2022, les forces russes ont commencé à détruire les canalisations à quatre endroits, dans le secteur de Kyselivka : deux fois en surface et deux fois en sous-sol. Les autorités locales ont effectué les réparations nécessaires, mais désormais, ce sont les stations de pompage qui sont frappées par l'ennemi. Et il est trop risqué pour les employés de la compagnie Mykolaivvodokanal de s'aventurer sur la rive du Dnipro, qui fait office de ligne de front. Viktor Babiak en sait quelque chose. Soudeur depuis douze ans dans l'entreprise, il faisait partie de la petite équipe envoyée sur le terrain pour raffistoler les conduites d'eau. "C'était effrayant de travailler, raconte-t-il. Pendant les réparations, les sites ont été bombardés à plusieurs reprises par les Russes. Tous les jours, on devait chercher un abri. On devait s'équiper de gilets pare-balles et de casques."
Au laboratoire de la compagnie, situé en périphérie de la ville, on observe les dégâts. Olga Luborets pose sur la paillasse trois des 200 échantillons qu'il faut analyser chaque jour. Blouse blanche sur le dos, elle est chargée, entre autres, de vérifier la dureté de l'eau, c'est-à-dire la concentration en calcium et magnésium. Au-delà de 7 mmol/L, les risques sont sérieux pour la santé, en particulier pour les reins. Après avoir mélangé l'eau à une solution, le verdict tombe en quelques secondes : "On dépasse les 20, constate la technicienne, en positionnant le contenant à la lumière. Si on faisait bouillir cette eau, on pourrait même voir un dépôt blanc de carbonate de calcium concentré."
Dans la salle voisine, sa collègue Nadejda Rijenkova ne quitte pas des yeux son spectrographe de masse, à la recherche d'éventuelles traces d'éléments toxiques. D'expérience, elle sait que les conditions météo aggravent encore la situation.
"Quand le vent arrive du sud, l'eau de la mer Noire est entraînée vers le fleuve. Ce qui augmente encore la dureté de l'eau et la quantité de chlorures."
Nadejda Rijenkova, laborantineà franceinfo
Autre problème dont se plaignent souvent les habitants : "une odeur désagréable de terre", liée à la présence de phytoplancton.
Des puits pour survivre
Afin de garantir un accès à l'eau potable, l'administration locale a lancé une campagne pour forer des puits. Et 120 points de distribution permettent à la population de se ravitailler en eau fraîche. Les gens s'y approvisionnent matin, midi et soir, et même pendant les alertes. "Ecrivez que les Russes nous privent d'eau depuis un an", s'agace un homme, éreinté par "ces souffrances", avant de s'évaporer dans l'un des immeubles de la rue Observatorna. Des camions-citernes, parfois, passent dans les quartiers plus isolés.
Et encore, "heureusement", font comprendre à demi-mot les autorités locales, la plupart des habitants qui ont fui la ville ne sont pas encore revenus. Et beaucoup d'entreprises restent à l'arrêt.
Dans les rues, de grandes affiches publicitaires vantent sur plusieurs m2 les mérites des eaux minérales. Toute la journée, la petite épicerie du 61 de l'avenue Centrale écoule des bonbonnes de cinq litres, les premiers prix sont à 40 Hryvnia (1 euro). Au 82 de la même rue, le restaurant SV.IT, lui, se trouve presque chanceux : l'établissement, qui dispose de son propre puits, n'a eu qu'à refaire son stock de filtres pour continuer de cuisiner pour ses clients.
Les canalisations rongées
Mais Mykolaïv souffre d'un autre mal, plus profond. Jour après jour, l'eau salée ronge des canalisations déjà bien vétustes. La capitale régionale ressemble donc à un vaste chantier, afin de colmater ce qui peut l'être. Enfoncés un mètre sous terre, dans le jardin d'un bâtiment municipal, trois ouvriers remplacent un tuyau d'acier oxydé par un neuf, en plastique. "Hier, on est venus pour une fuite d'eau dans une cave, mais on a voulu vérifier la canalisation du jardin, explique l'un des employés, à la barbe rouillée par les ans. Ça n'a pas manqué, elle était totalement mangée."
"Ça n'arrête pas depuis des mois", soupire Valentin Chandartchuk, le chef de chantier, accroupi au fond de la tranchée. Désormais, les journées de travail des ouvriers de la compagnie Mykolaivvodokanal s'étirent de 8 heures à 20 heures. Entre trois et cinq missions par jour, pour de petits travaux. Une ou deux, quand il y a davantage à faire. "Parfois, les vibrations entraînées par les bombardements endommagent les canalisations de béton sur une grande distance. On ne voit rien au premier abord, mais il peut y avoir des lézardes sur une vingtaine de mètres."
Son téléphone n'arrête pas de sonner. Cette fois, c'est une connaissance au bout du fil :
"Quand penses-tu venir chez moi faire les réparations ?
– Je ne sais pas... Pas avant trois jours en tout cas..."
Un réseau durablement détérioré
Ne demandez pas au maire de Mykolaïv quand la situation reviendra à la normale dans sa ville. "Question stupide", s'est agacé Oleksandr Sienkevych, à la télévision nationale, lundi 27 mars. "Malheureusement, je ne suis pas davantage en capacité de livrer de prévision, confirme Borys Dudenko, le directeur général de la compagnie d'eau. Tout dépend de nos armées, et de leur succès contre la Russie, afin de sécuriser cette rive et de permettre à nos employés d'y travailler."
La situation presse. En raison de la corrosion, "nous recensons dix à quinze fois plus de fuites sur le réseau qu'avant la guerre", poursuit le responsable. En témoigne ce tuyau de dix centimètres de diamètre posé sur son bureau, prêt à s'émietter. Une petite étiquette indique même son origine : le 56 de la rue Kouznetska, dans le centre-ville.
La compagnie a dû signer des contrats avec cinq entreprises sous-traitantes, tant ses 1 300 employés sont débordés. "Il arrive que des travaux soient réalisés, et qu'il faille retourner sur la même canalisation la semaine suivante, pour une autre fuite quelques mètres plus loin." Le chantier à venir est titanesque, et plus de la moitié du réseau devra être changé. "Si la guerre terminait demain ? Il faudrait deux semaines pour fournir à nouveau de l'eau fraîche aux habitants." Mais pour restaurer entièrement le système de distribution, "là, il faudrait compter entre cinq et quinze années."
En attendant, le directeur s'inquiète également pour la sécurité de ses employés, qui parcourent la région dans leurs camions frappés d'un logo de château d'eau. Depuis le début de la guerre, cinq d'entre eux ont été blessés dans l'exercice de leur mission, mais tous sont tirés d'affaire. La ville de Mykolaïv n'en avait pas assez des bombardements et des coupures de courant. "Si c'est un crime de guerre ? Bien sûr que c'est un crime de guerre. Priver d'eau des civils est un crime de guerre."
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