Moldavie: le pays où l'alcool est roi
L'alcool en Moldavie est le fruit d'une histoire millénaire. Les premières traces de vignes y datent de 2800 avant Jésus-Christ. Par la suite, le vin moldave a abreuvé des marchands grecs et romains, fait la prospérité du Grand-Duché d'Etienne III avant que les vignes ne soient laissées à l'abandon pendant trois siècles de domination ottomane.
En 1812, la Moldavie devient russe grâce au traité de Bucarest et redécouvre l'alcool. Au XXe siècle, elle est devenue la cave de l’URSS. Pour l'anecdote, les deux futurs Premiers secrétaires du Parti communiste, Leonid Brejnev et Konstantin Chernenko, s'y rencontrent et reviennent régulièrement arroser leur cirrhose à grand renfort de «divin», le nom chargé de promesses du cognac local. En mission, les sous-mariniers soviétiques recevaient chaque jour un verre du Cahors moldave, en raison de ses propriétés antiradiations supposées (puis confirmées en 2008 par l'Université de Pittsburgh).
Cette tradition vinicole retrouvée a survécu à la dissolution de l'URSS. Aujourd'hui, ce petit pays de 3.600.000 habitants, coincé entre l'Ukraine et la Roumanie, est devenu le 22e producteur mondial de vin. La Moldavie compte 1,9% des surfaces de vignes mondiales et produit plus de 124.000 tonnes d'alcool par an, dont 95% sont destinés à l'export. Selon l'agence du vin moldave, la viticulture représente plus de 20% du PIB du pays et un tiers de ses exportations.
Mais comment satisfaire les nombreux buveurs moldaves avec les 5% de vin restants ? Avec de l'eau-de-vie, selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé. La consommation officielle des Moldaves ne représente en effet qu’un peu plus de 6 litres d’alcool pur par an et par personne, très en dessous de la moyenne des pays européens. Mais ce serait oublier la vieille tradition des «bouilleurs de cru » en ex-URSS. Dans la campagne moldave, au moins 40.000 hectares de vignes sont exclusivement consacrés à la production d’eau-de-vie maison. A chaque famille sa recette. Selon une estimation prudente des experts de l'OMS, les Moldaves de plus de 15 ans consommeraient en moyenne 10 litres d'alcool pur issu du «circuit court» chaque année.
Le prix de l’alcool
Les effets sur la santé de la population sont dramatiques. L'OMS a classé la Moldavie parmi les pays perdant le plus d'années de vie potentielles à cause de l'alcool. Chez les hommes, les taux de mortalité par cirrhose (un pour 1000 habitants, soit six fois plus qu'en France) et dans des accidents de la route (un pour 4000 soit environ deux fois plus qu'en France) sont très élevés. Au total, l’alcool serait un facteur dans la mort d’un homme sur cinq. Il contribue largement à la disparité entre l'espérance de vie masculine (66 ans) et féminine (75 ans). Si le gouvernement de Chisinau s’abrite parfois derrière les chiffres officiels de consommation, il s’est toutefois engagé dans une politique anti-alcool volontariste, qui tente de tirer les leçons du passé.
En 1985, Mikhaïl Gorbatchev lançait la première grande campagne prohibitionniste en URSS. Malgré quelques succès initiaux, le principal résultat fut une baisse soudaine des revenus de l’Etat, associée à une croissance spectaculaire des réseaux mafieux dans les villes et de la production d’alcool artisanal dans les campagnes. Pour éviter de reproduire ce schéma, le gouvernement moldave a adopté un plan pour les années 2012-2020, utilisant surtout la prévention et l'information, associées à des taxes plus élevées, des interdictions de vente en soirée et une interdiction de la publicité pour les produits alcoolisés. Aujourd’hui, la Moldavie fait partie des quatre pays au monde ayant un budget gouvernemental spécialement consacré à la lutte contre l’alcoolisme (avec l’Ukraine, la Croatie et Israël).
Un accueil « divin »
Mais Chisinau doit aussi prendre soin de la marque Moldavie. La production d’alcool est une fierté nationale, qui représente un fort potentiel économique et touristique dans le pays le moins visité d'Europe. Le guide Lonely Planet parle de l’industrie du vin comme étant la «principale attraction» du pays. Parmi les destinations immanquables : des monastères producteurs, de splendides vignobles et la plus grande cave au monde, avec près de deux millions de bouteilles dans 200 kilomètres de tunnels à Mileştii Mici. En 2011, la Moldavie n'a accueilli que 11.000 touristes étrangers. La plupart d’entre eux ont vite pris le pli local. En 2005, ils ont consommé en moyenne l’équivalent de trois litres d’alcool pur par touriste et par séjour.
Autre destination rare pour visiteurs assoiffés : la Transnistrie. Région sécessionniste de Moldavie, petit bout d’URSS épargné par le temps et la Perestroïka. Là-bas aussi, la production d’alcool est une activité économique clé. La célèbre distillerie Kvint, fondée en 1897, est l’un des plus gros exportateurs du pays avec dix millions de litres embouteillés chaque année. Ses 20 « divins », 12 voldkas, trois calvados et un gin sont de plus en plus appréciés des amateurs, du Japon à l’Uruguay. Les rares touristes à avoir suivi la visite guidée de l'usine parlent d'une des meilleures séances de dégustation d'Europe. Le Soviet Suprême de Tiraspol, la capitale, a d'ailleurs reconnu l’amour porté par la population à Kvint en faisant figurer son usine sur les billets de cinq roubles transnistriennes.
Bisbilles de robinets
Depuis 2001 et l'entrée de la Moldavie dans l'Organisation Mondiale du Commerce, Chisinau fait les yeux doux à l'Union Européenne. Une politique qui n'est pas passée inaperçue de Moscou, peu encline à laisser les ex-pays du bloc soviétique échapper à sa sphère d'influence. Comme l'Ukraine, la Moldavie dépend entièrement des importations de gaz russe. Pourtant, la Russie a préféré porter ses coups du côté de l'alcool. En 2006, l'agence sanitaire russe, dont les résultats s'ajustent fort bien au programme politique de Moscou, détecte subitement d'importantes concentrations de pesticides dans les vins moldaves et géorgiens. Un embargo est mis en place, qui affecte profondément l'économie des deux pays. Privés de 80% de leurs exportations pendant plus d'un an, de nombreux producteurs moldaves frôlent la banqueroute. La croissance du pays passe de 7,5% en 2005 à 3% en 2007. Il faut que Chisinau menace de bloquer l'entrée de la Russie à l'OMC pour obtenir la fin du blocus et retrouver un fier 7,8% de croissance dès 2008.
En 2013, les tensions avec la Russie sont ravivées par la signature d'un accord de libre-échange entre la Moldavie et l'Union Européenne. De nouveau, l'agence sanitaire russe entre en jeu et impose un embargo sur l'alcool moldave. Cette fois-ci, Moscou ne réussit pas à perturber durablement l'économie de la Moldavie. Entre 2006 et 2013, la part de l'alcool moldave exporté vers la Russie est passée de 80% à seulement 25%. Les vins moldaves ont pu continuer à s'écouler en Allemagne ou en Italie, sans remarques de la part des services sanitaires, jusqu'à la levée de l'embargo russe. Bien sûr, Moscou reste le premier partenaire commercial de la Moldavie et garde la main sur le robinet de gaz, mais le robinet de divin mène à présent vers l'Ouest.
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