Un Solidarnosc 2.0 défie la dérive autoritaire de la Pologne
Mateusz Kijowski a beau avoir de longs cheveux grisonnants attachés en chignon, deux anneaux à l’oreille gauche, un pantalon en cuir et des lacets orange fluo, difficile de ne pas le comparer à Lech Walesa. Tout comme le leader moustachu de Solidarnosc, qui menait la contestation contre l’URSS au début des années 1980, cet informaticien incarne la lutte pour la démocratie en Pologne. En prenant la tête du plus important mouvement social du pays post-1989, Mateusz Kijowski est aussi devenu l'ennemi public numéro un d’un gouvernement conservateur qui glisse dangereusement vers l’autoritarisme. Et tout ça presque malgré lui. A cause d’une simple page Facebook.
“C'était choquant que tout aille si vite”
Un matin de novembre 2015, excédé par la série de mesures autoritaires que vient d’adopter le gouvernement du parti Droit et Justice (PiS), Mateusz Kijowski décide de créer un groupe sur le réseau social, le Komitet Obrony Demokracji ("comité pour la défense de la démocratie", en polonais). Le KOD, qui va devenir l’épine dans le pied des conservateurs, est né. "Je pensais que ce ne serait qu’un lieu de discussion sur la démocratie, raconte l’informaticien de 47 ans, assis dans un bureau à Varsovie. J’ai déjà créé des groupes d’intellectuels, avant. C’était toujours des bavardages qui ne menaient à rien."
Les premiers à s’abonner à la page Facebook du KOD sont des "connaissances", des amis d’amis avec qui Mateusz Kijowski commente l’actualité. Ils ne se sont jamais rencontrés, mais partagent les mêmes idées, la même inquiétude face à la "dérive" du gouvernement. Ils transmettent le lien vers la page du KOD à tous ceux qu’ils connaissent.
Ils sont d’abord 100, puis 500, 1 000, 3 000 à rejoindre le groupe Facebook. Le téléphone de Mateusz Kijowski ne cesse de vibrer, il est noyé sous les notifications : toutes les deux secondes, une nouvelle personne demande à s’abonner à la page. L'informaticien se sent dépassé. "C’était choquant que tout aille si vite, confie-t-il aujourd’hui. C’était un accident, en quelque sorte."
Pour un peu, il s’excuserait… Mais pour Maria Wojciechowska, l’une des premières à avoir rejoint le groupe, "le hasard fait bien les choses". "Quelqu’un d’autre aurait pu créer la page, mais c’est tombé sur celui qui était intellectuellement, politiquement et psychologiquement prêt à devenir le leader du KOD", explique la quinquagénaire. Et c’est vrai que Mateusz Kijowski sait garder la tête froide.
Il faut dire que ce Polonais a une longue expérience dans le milieu associatif. Dans les années 1980, Mateusz Kijowski faisait partie d’un groupe de familles catholiques. Plus tard, après la naissance de ses enfants, il a rejoint une association de pères de famille. Et puis il y a eu cette jupe, enfilée pour la bonne cause en mars 2015. A l’époque, des jeunes femmes turques sont accusées d’avoir "provoqué" leurs violeurs en portant des tenues jugées trop courtes. "Il y a eu des manifestations à travers toute l’Europe, où les hommes ont porté des minijupes pour dire ‘stop aux viols’, explique Mateusz Kijowski de sa voix calme. Bien sûr, j’en faisais partie."
L’informaticien n’a jamais eu peur d’affirmer ses opinions. Mais il reste un homme très "pondéré". Alors, lorsque certains soutiens du KOD commencent à trouver le "virtuel" un peu trop frustrant, il calme les ardeurs. "Je n’arrêtais pas de dire qu’il fallait manifester. Au bout de deux jours, j’ai été viré du groupe, s’amuse Piotr Wieczorek, l’un des internautes les plus véhéments. Les autres pensaient que j’étais trop excessif !" Difficile de deviner le côté impulsif de ce consultant en affaires avant de l’avoir vu se précipiter sur le trottoir de Varsovie, sans manteau ni bonnet, pour "avoir sa dose de nicotine".
"Les idées circulent du bas vers le haut"
Alors que Mateusz Kijowski découvre, médusé, l’ampleur du succès de sa "petite initiative", le gouvernement continue de remettre en cause les libertés. A un rythme quasi boulimique. Chaque jour donne une nouvelle raison au KOD de poursuivre son action : une loi limoge les dirigeants de la télévision et de la radio publiques, que le PiS juge trop proches de l’opposition. Les nouveaux patrons seront choisis par le ministre du Trésor. La police est autorisée à surveiller toutes les communications sur internet, sans avoir à donner de motif. L’exécutif envisage même de laisser au ministre de la Justice les prérogatives du procureur général, jusqu’ici indépendant.
La tension est telle que les élus de l’opposition refusent de quitter l’hémicycle les premiers. Le PiS a développé la manie de voter les lois en pleine nuit, en profitant de la majorité absolue. Le reste du Parlement redoute une réforme constitutionnelle, adoptée en cachette, qui balaierait vingt-six ans de démocratie. La Pologne, en pleine crise, craint de se retrouver plongée dans 1984, de George Orwell.
Face à ce début de "démocrature", le KOD s’organise. Le mouvement lance une campagne de financement participatif pour récolter la maigre somme de 20 000 zlotys (environ 5 000 euros) en six semaines. "On a atteint notre objectif en une journée ! rayonne Piotr Wieczorek, qui se charge de l’organisation des actions. Trois semaines plus tard, on en est déjà à 180 000 zlotys (environ 40 000 euros)." L’argent servira au financement des nouvelles banderoles, des tracts ou du camion sonorisé loué pour les marches du 9 et du 23 janvier. A chaque nouvelle manifestation, le KOD parvient à rassembler plus de 100 000 militants à travers le pays.
Pour le reste des actions, Mateusz Kijowski et les autres fondateurs laissent la place aux initiatives personnelles. "Au KOD, les idées circulent souvent du bas vers le haut, c’est plus démocratique, s’enorgueillit Joanna Roqueblave. Lorsque quelqu’un a un projet, le directoire donne son avis, mais la décision revient aux militants."
Certains font ainsi de la "prévention", en vue des prochaines élections. "On réalise des petits films d’animation, publiés sur YouTube, pour expliquer aux gens comment fonctionnent les institutions en Pologne", détaille Weronicka Szeminska, professeure et membre du groupe chargé de l’éducation.
Arthur, 22 ans, organise des conférences sur la démocratie, à destination des jeunes Polonais. "On explique aux gens de notre âge pourquoi il est important de préserver l’Etat de droit, parce qu’on a peur pour l’avenir de notre pays", martèle Kuba, un frêle militant lui aussi membre des Jeunes du KOD. Avec des dizaines de lycéens et d'étudiants, ils espèrent échapper à "une vie dans un pays où l’appartenance au PiS compte plus que l’expérience professionnelle. Comme à l’époque du communisme."
La cible du pouvoir
Et le rôle de Mateusz Kijowski, dans tout ça ? Encaisser toutes les attaques. En devenant le visage du mouvement civil spontané le plus important de Pologne depuis Solidarnosc, il est aussi devenu la cible privilégiée du PiS. "Il a une attitude contradictoire : quand on se prétend défenseur du droit, on commence par le respecter", assène ainsi Jan Maria Jackowski, sénateur du parti conservateur.
En cause, les milliers d’euros de pension alimentaire que Mateusz Kijowski n’a jamais payés à son ex-femme. "A une période, il gagnait très bien sa vie et devait verser une somme importante pour ses quatre enfants, explique Joanna Roqueblave, en agitant sa cigarette d’un air agacé. Quand il a perdu son emploi, il ne pouvait plus payer, voilà tout."
Mateusz Kijowski ne nie pas l'affaire, "qui est actuellement devant les tribunaux". "Le jour où j’ai créé cette page, je n’étais pas prêt à devenir un personnage public, explique-t-il d’une voix sourde. Mais je n’ai pas eu le choix : les gens m’ont fait confiance, j’ai accepté ces responsabilités."
Les militants encouragent même Mateusz Kijowski à se présenter aux prochaines élections. "Ce n’est pas dans mes projets immédiats, martèle-t-il derrière ses lunettes noires. Tant que je serai là, le KOD ne se lancera pas dans la bataille pour le pouvoir."
Le nouveau leader de la société civile polonaise a en revanche une modeste ambition : transformer le mouvement en une véritable association. Le KOD a déposé un dossier au tribunal, pour être reconnu en tant qu’ONG. Le but : pouvoir organiser des élections internes, lever des fonds, enregistrer des adhérents. Certains, comme Piotr Wieczorek, espèrent même voir naître "une sorte d’Armée du salut de la démocratie", qui irait "frapper à toutes les portes pour éduquer les Polonais".
"Notre pays va faire de nombreux pas en arrière à cause de cette politique autoritariste, insiste Mateusz Kijowski, qui a réorganisé toute sa vie autour du mouvement civil. Même si je suis convaincu que la démocratie gagnera, il y aura toujours une génération à éduquer. Alors je vais continuer, tout comme le KOD." La veille, Joanna Roqueblave avait prédit cette réponse dans un de ses éclats de rire tonitruants. "Le KOD, c'est une mission ad vitam aeternam !"
La débrouille
Mateusz Kijowski est toutefois très conciliant. Sous la pression des commentaires, il finit par organiser une première réunion du KOD, à Varsovie. L’informaticien réserve une salle pour 50 personnes. Insuffisant : plus de 250 font le déplacement. Les moins chanceux tentent de grappiller quelques informations depuis le pas de la porte ou au milieu du brouhaha qui envahit le couloir.
"On a quand même réussi à s’organiser, explique Piotr Wieczorek, réintégré au groupe Facebook ce soir-là. On a décidé de créer seize groupes régionaux, pour faciliter la coordination avec les autres villes, et cinq groupes chargés de gérer les tâches importantes, comme les relations avec les médias ou les actions sur le terrain."
Le problème, c’est que le KOD n'a aucun moyen financier. Alors il commence petit : un piquet de grève, avec quelques centaines de personnes. Mais le gouvernement met le feu aux poudres. Début décembre, la Première ministre Beata Szydlo annonce la réforme du Tribunal constitutionnel. La nouvelle loi paralyse totalement la première cour du pays, qui voit sa capacité à contrôler le pouvoir réduite à néant. Là, Mateusz Kijowski réalise qu’il faut faire davantage.
Avec le reste du "directoire" – les six premières personnes à avoir rejoint le KOD sur Facebook –, il décide d’appeler à la manifestation. Toute l’organisation repose sur le système D. Les tracts ? "Des patrons d’imprimerie qui sympathisent avec le mouvement les réalisent gratuitement", explique Piotr Wieczorek, nommé coordinateur de la région de Varsovie. On peint des banderoles au milieu du salon d’un militant. Des réunions se tiennent dans des cafés dont les tenanciers soutiennent le KOD. D’autres membres du mouvement vont acheter, de leur poche, des drapeaux et des badges.
Une heure avant le début de la première marche du KOD, samedi 12 décembre, tout est enfin prêt. Mais Mateusz Kijowski fait grise mine. Il craint l’échec : 2 000 militants à peine sont groupés sur la place devant le Tribunal constitutionnel. "Ça va être ridicule", redoute Piotr Wieczorek, un badge du KOD accroché sur la poitrine.
Quarante-cinq minutes avant le départ, quelques personnes commencent à converger vers la place. Le groupe se met à grossir, renforcé par des dizaines de manifestants. Dans la rue voisine, ce sont des centaines de Polonais qui marchent. "C’est comme une énorme vague qui arrive de tous les côtés… On n’en voit pas la fin ! s’exclame Joanna Roqueblave, l’exubérante Franco-Polonaise du directoire. N’allez pas croire que je suis émotive, hein, mais assister à quelque chose comme ça… Ça vous met les larmes aux yeux !"
Ils sont finalement 50 000 à remonter la luxueuse Nowy Swiat en direction du palais présidentiel, drapeaux européens et polonais à la main. Ou bien 70 000 ? "La police a annoncé encore plus de manifestants que nous, avant de se raviser et de parler de 17 000 personnes", explique Mateusz Kijowski, en tête du cortège. "Je crois qu’ils ont reçu un petit coup de fil du gouvernement…" ajoute Piotr Wieczorek avec un sourire.