Reportage "On m'a dit que j'allais tout perdre" : en Moldavie, le référendum sur l'adhésion à l'UE se heurte aux prorusses nostalgiques de l'ère soviétique

Article rédigé par Raphaël Godet - envoyé spécial en Moldavie
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
L'équipe de Citizens for Europe répond aux questions des habitants de Milesti, en Moldavie, le 17 octobre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Le pays élit dimanche son prochain président et la dirigeante pro-occidentale sortante, Maia Sandu, est favorite. Les électeurs de l'Etat le plus pauvre du continent se prononcent en même temps par référendum pour ou contre le principe d'une entrée dans l'Union européenne.

Victor Chironda fait toujours la même boutade au moment de descendre du van. "A votre avis, combien de personnes aujourd'hui ?", demande le leader de l'opération Citizens for Europe à sa petite troupe. "Je dirais cinq habitants, peut-être dix, mais vraiment pas plus", rétorque une membre du groupe. Perdu. En poussant la porte de la mairie de Milesti, ce jeudi 17 octobre en fin d'après-midi, il y a foule. Déjà 23 curieux, et même 25 avec les deux retardataires, emmitouflés dans leur doudoune, pressés de se mettre au chaud. Le maire du village lui-même semble débordé. Petru Leuca n'avait installé qu'une dizaine de chaises dans le hall d'accueil, entre le bureau de l'Etat civil et les trophées du club de foot, pensant que ça suffirait. "On change de pièce ! Tout le monde à l'étage, dans la salle du conseil municipal !", ordonne l'édile.

A l'approche du référendum sur l'adhésion de la Moldavie à l'Union européenne, organisé dimanche 20 octobre, en même temps que le premier tour de l'élection présidentielle, Victor Chironda et son équipe de volontaires ont décidé de sillonner les 34 000 km2 de leur pays, et particulièrement les campagnes, là où la nostalgie de l'ex-URSS étreint encore les cœurs. Dans cette ancienne république soviétique, surveillée de près par le Kremlin et voisine de l'Ukraine en guerre depuis l'invasion russe en février 2022, ce double scrutin revêt un fort enjeu.

"Les Européens vont racheter nos terres"

Sur le bulletin de vote, la question posée aux électeurs moldaves est la suivante : "Etes-vous favorable à un amendement de la Constitution concernant l'adhésion de la République de Moldavie à l'Union européenne ?" A Milesti, bourg rural de 2 300 habitants situé à 1h30 au nord-ouest de la capitale Chisinau, l'intégration à l'UE suscite la crainte autant que l'espoir.

Assis au deuxième rang, un homme d'une soixantaine d'années se lève précipitamment. Son pantalon maculé de terre donne un indice sur son métier. "Je suis agriculteur et je me pose une question : avec l'Europe, elles vont aller où, mes productions ? On m'a dit que j'allais tout perdre et j'ai peur de tout perdre". Son voisin de gauche acquiesce : "Les Européens vont racheter nos terres et on n'aura plus de travail. Fini". 

Petru Leuca, le maire de Milesti (Moldavie), dans le hall d'accueil de sa mairie, le 17 octobre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Victor Chironda répond aux interrogations les unes après les autres. A ses côtés, si besoin, un spécialiste de l'économie. Pour les questions historiques, c'est Mihai Poiata qui vient en renfort. Dans l'assemblée, la plupart ont reconnu la moustache du septuagénaire : il faisait partie des députés qui ont signé la déclaration d'indépendance de la Moldavie, le 27 août 1991.

Au sein de Citizens for Europe, personne n'a la prétention de faire changer d'avis qui que ce soit, et surtout pas en deux heures. "L'objectif, c'est au moins de donner les bons chiffres, les bonnes informations, résume Mihai Poiata. Il faut le dire : certains élus locaux, proches du pouvoir russe, font croire à leurs concitoyens, notamment ceux qui sont nés à l'époque de l'URSS, que tout le monde est contre l'UE. Ils relaient des fake news sur les réseaux sociaux."

"Combien de fois ai-je entendu que l'on devrait mettre le drapeau LGBT sur les bâtiments publics si on intégrait l'Europe ? C'est de la propagande. Si vous n'avez pas les moyens de vérifier, vous y croyez."

Mihai Poiata, ancien député moldave

à franceinfo

Grigore Gurjui, 74 ans, bout intérieurement. Lui aussi est né à l'époque de l'Union soviétique. Lui aussi a grandi sous Brejnev. Et alors ? "Moi, les avantages de l'Europe, je les ai vus au volant de mon camion, raconte l'ancien chauffeur routier. J'ai livré des fruits au Portugal, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, en France... Si les gens de ma génération savaient... S'ils voyaient la qualité des routes, s'ils voyaient comment les gens sont polis, ils arrêteraient tout de suite de regarder vers la Russie."

"Désolé, personne n'a voulu venir"

La petite bande de Citizens for Europe n'est pas toujours la bienvenue. "Disons qu'on doit parfois batailler pour obtenir le prêt d'une salle, euphémise l'ancien parlementaire. La mairie peut nous aider, ou pas. Elle peut mettre des affiches, ou pas. Elle peut relayer l'information à la population, ou pas. Certaines municipalités font le strict minimum..."

Il y a quelques jours, les volontaires ont fait 200 kilomètres de voiture... pour rien. En arrivant dans le sud-est du pays, à Stefan Voda, près de la frontière ukrainienne, il y avait "zéro habitant à l'heure du rendez-vous". "Désolé, personne n'a voulu venir", a bafouillé le maire, selon le récit de Victor Chironda, qui n'a pas pris l'excuse de l'édile pour argent comptant. "Cet élu n'a jamais caché sa sympathie pour les partis prorusses. Alors notre initiative, il s'en fiche royalement." Le nord de la Moldavie n'est pas forcément plus accueillant.

"Il y a une réalité : plus on va vers le Nord, plus les gens sont contre l'Europe. Historiquement, ce sont des gens qui ont toujours fait du commerce avec les Russes."

Victor Chironda, membre de Citizens for Europe

à franceinfo

Une seconde équipe de Citizens for Europe s'apprête à prendre la route pour l'Est, à Rezina, l'un des derniers villages avant la Transnistrie, territoire prorusse, qui a autoproclamé son indépendance en 1991. "Eh bien, bon courage les gars", souffle une voix au moment du départ.

"Etre vu dans ce genre d'initiative peut être risqué"

A la mairie de Milesti, les échanges durent depuis une heure. Un homme n'en perd pas une miette : Giorge, l'un des dirigeants locaux d'un mouvement proche du Kremlin, le parti Sor, du nom d'un influent oligarque moldave, Ilan Sor. Porte-voix de Moscou, visé par des sanctions occidentales, réfugié en Russie, l'homme d'affaires est accusé d'avoir acheté les voix de 130 000 électeurs pour le double scrutin de dimanche. La présence de son représentant local fait craindre que la situation ne s'envenime. Il n'en sera toutefois rien.

Mais il est déjà arrivé que l'équipe de Citizens for Europe doive appeler la police pour faire évacuer des "éléments perturbateurs", "des personnes qui viennent juste pour provoquer, pour semer le bazar dans l'assemblée ou pour regarder qui est venu." 

L'équipe de Citizens for Europe répond aux questions des habitants de Milesti (Moldavie), le 17 octobre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Hasard ou pas, plusieurs habitants de Milesti ont fourni le même motif d'absence à leur maire : "Travaux dans les champs." Victor Chironda n'est pas dupe : "Par endroits, être vu dans ce genre d'initiative peut être risqué. Ça peut avoir des conséquences sur votre réputation dans le village." 

"Si votre maire est prorusse et qu'on vous voit parler de l'Europe, vous pouvez être étiqueté comme un adversaire. Il ne faut pas négliger cette peur. Alors certains préfèrent éviter de se montrer."

Victor Chironda

à franceinfo

Les prorusses, eux aussi, font campagne pour ce référendum, mais avec l'objectif d'en saper la participation. Car, pour que le résultat du scrutin soit considéré comme valide, le taux de participation doit atteindre 33%. Or ce seuil n'est pas garanti. Les électeurs moldaves étaient à 55,1% en faveur du "oui" et à 34,5% en faveur du "non", selon un sondage dévoilé à trois jours du vote. Mais dans le même temps, 7,9% des personnes interrogées déclaraient ne pas avoir encore pris de décision, et 2,4% n'ont pas souhaité répondre.

"Boycott", "boycott", "boycott"

Une victoire du "non" ne serait pas juridiquement contraignante, mais elle porterait un coup de frein à la politique de la présidente sortante, Maia Sandu, qui a basé une partie de son programme électoral sur l'adhésion de son pays à l'UE. "Le camp pro-européen espère un vote positif de 60 à 70% et une participation supérieure à 50%, chiffre l'expert politique Isac Mihai. Mais, quel que soit le résultat, la machine de propagande russe tentera de délégitimer le vote du 'oui'". 

La très médiatique députée Marina Tauber, proche du Kremlin, l'a confirmé à franceinfo. Sa consigne pour le référendum tient en un mot martelé à ses partisans : "boycott", "boycott", "boycott". Pendant ses trente minutes de prise de parole, jamais la parlementaire n'a prononcé le nom de la Russie.

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