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Brûlé vif après avoir dénoncé les "mafias du sable" en Inde : l'enquête du projet "Green Blood" sur la mort du journaliste Jagendra Singh

Il enquêtait sur le trafic de sable en Inde. Comme trois autres journalistes, il est mort dans des conditions suspectes, en 2015. Le collectif Forbidden Stories revient sur sa disparition, dans le cadre du "Green Blood Project".

Article rédigé par Benoît Collombat - Cellule investigation de Radio France / Forbidden Stories
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Au domicile de Jagendra Singh, journaliste indien retrouvé brûlé vif en 2015. (FORBIDDEN STORIES)

"Mon père n’avait pas peur de dénoncer des choses qui dérangent, quelles que soit les conséquences. Pour lui, un journaliste devait dénoncer les scandales." Quatre ans après la mort de Jagendra Singh, sa plus jeune fille Diksha n’a rien oublié de ce qui s’est passé le 1er juin 2015. Ce jour-là, la police débarque dans la maison qui servait de bureau au journaliste de 46 ans, à Shahjahanpur, dans l’État de l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde. Quelques minutes plus tard, Jagendra Singh est transporté dans un hôpital local. Son corps est brûlé à plus de 50%. Sept jours plus tard, il succombe à ses blessures.

>> Corruption, meurtres et intimidations, désastre environnemental... Quand les "mafias du sable" font la loi en Inde

Suicide ou homicide ? L'enquête de la cellule investigation de Radio France, en partenariat avec le collectif de journalistes Forbidden Stories, revient dans le cadre du "Green Blood Project" sur cette disparition, sur fond de révélation sur les "mafias du sable", l'extraction et l'exportation illégale de sable.

Une mort officiellement qualifiée de suicide

Deux versions s’opposent sur ce qui s'est passé ce 1er juin 2015 à Shahjahanpur. Celle de la famille du journaliste et de Jagendra Singh lui-même, qui, avant de mourir, a été filmé à l’hôpital. Il dénonce une agression.

"Cinq personnes sont entrées, raconte-t-il.
— Qui ça ?
— Sriprakash Raï et cinq policiers. Ils m’ont roué de coups. Et ensuite ces salauds m’ont aspergé d’essence. Ils ont sauté par-dessus le mur et sont entrés chez moi. Ils pouvaient simplement m’arrêter… Pourquoi me tabsser et me brûler ?
— Qui est Sriprakash Raï ?
— C’est un inspecteur de police."

Attention, cette vidéo présente des images qui peuvent choquer

L’enquête policière conclura pourtant à un suicide. Les policiers affirment qu’ils étaient venus interpeller le journaliste, dans le cadre d’une enquête pour tentative de meurtre. Et que c’est au moment de l’interpeller que Jagendra Singh se serait, lui-même, immolé par le feu.

L’unique témoin présent sur place, ce jour-là, une travailleuse sociale très proche du journaliste, confirme dans un premier temps l’attaque policière, avant de se rétracter et de cautionner finalement le suicide.

Une enquête sur la corruption d'élus et de policiers

Issu d’un milieu modeste, Jagendra Singh devient journaliste sur le tard, en 1999. Il se spécialise dans la dénonciation des affaires de corruption, ce qui le pousse à changer souvent d’employeurs. "Il ne supportait pas qu’on fasse pression sur lui pour ne pas publier une information, dit sa plus jeune fille Diksha. C’est pour ça qu’il est devenu journaliste indépendant."

Diksha Singh, la fille de Jagendra Singh. (FORBIDDEN STORIES)

En 2011, Jagendra Singh crée une page Facebook sur laquelle il commence à poster les informations sensibles qu’il collecte. Il enquête notamment sur un homme très puissant : le ministre des Affaires sociales, Rammurti Verma, qu’il accuse, avec des proches, d’être lié à l’extraction illégale de sable de rivières et de corrompre la police pour fermer les yeux. Jagendra Singh relaye également des accusations de viol visant le même ministre et des policiers.

Le 28 avril 2015, un mois avant sa mort, le journaliste se fait agresser par plusieurs hommes à moto. "Pendant qu’ils le tapaient, l’un d’entre eux lui a dit : 'Alors comme ça tu écris des vilaines choses sur le ministre ? Il faut que tu arrêtes maintenant. Sinon, ce qui va t’arriver, ce sera encore pire'", témoigne le fils cadet du journaliste Rahul. Jagendra Singh s’en sort avec une cheville cassée.

Des menaces la nuit qui précède sa mort

Quelques jours après avoir publié son enquête sur le trafic illégal de sable, une plainte pour tentative de meurtre est déposée contre le journaliste. Une plainte qui s’est avérée sans fondement. Le journaliste a l’impression que l’étau se resserre sur lui. Le 22 mai 2015, 10 jours avant qu’on ne le retrouve brûlé vif, il écrit le message suivant : "Rammurti Verma peut me faire tuer. En ce moment, responsables politiques, voyous et policiers sont tous après moi. Écrire la vérité pèse lourdement sur le cours de ma vie. J’ai révélé certains agissements de Rammurti Verma, alors il lance des attaques contre moi."

La nuit qui précède le drame, il reçoit un étrange coup de téléphone. "C’était le neveu du ministre au bout du fil, témoigne la veuve de Jagendra, Suman Singh. Il a dit à mon mari : 'Venez, on va discuter'. Lui voulait y aller. Je lui ai dit : 'Non, pas maintenant. Tu ne pars pas en pleine nuit. Tu iras demain matin, en plein jour et pas tout seul.'"

Le lendemain matin, le fils de Jagendra Singh transporte son père jusqu’à la maison où il avait l’habitude de travailler, à une heure de route. Il en ressortira brûlé vif.

Un arrangement financier et une vérité officielle

Aucune véritable enquête n’est alors menée. Le fils du journaliste a bien déposé une plainte contre le ministre et cinq policiers… mais la famille l’a retirée, quelques semaines plus tard. Forbidden Stories révèle aujourd’hui le dessous des cartes : le ministre accusé par Jagendra Singh a proposé de l’argent à sa famille pour qu’elle se taise, qu’elle retire ses accusations et qu’elle dise que le journaliste s’est bien suicidé. C’est ce que confient à présent les proches de Jagendra Singh.

Trois millions de roupies, soit environ 38 000 euros, auraient ainsi été versé à la famille. Pour justifier cet accord avec le ministre, la famille du journaliste explique qu’elle n’a pas vraiment eu le choix. "On nous a bien fait comprendre que c’était dangereux pour notre famille, raconte le fils cadet du journaliste, Rahul. On m’a dit : 'Regardez ce qui est arrivé à votre père, ça pourrait vous arriver à vous aussi'. Ma mère pleurait. Elle m’a dit : 'J’ai déjà perdu un mari, je ne veux pas perdre un fils'. Et elle a accepté de passer un accord avec le ministre."

Rahul Singh, fils de Jagendra Singh. (FORBIDDEN STORIES)

Une seule personne a refusé de signer ce compromis : la plus jeune fille de Jaghendra, Diksha Singh. "Le ministre a juré sur la tête de ses enfants qu’il n’y était pour rien, se souvient Diksha Singh. Je lui dis en face que je ne le croyais pas, que pour moi c’était lui le coupable. On n’aurait jamais dû accepter cet argent. Sur le coup j’étais vraiment en colère. Aujourd’hui, je veux toujours la justice pour la mémoire de mon père."

A 22 ans, Diksha Singh espère devenir un jour journaliste, comme son père.
S’il n’est plus ministre désormais, Rammurti Verma, lui, est toujours influent dans l’État de l’Uttar Pradesh. Il n’a pas répondu à nos questions.


Forbidden Stories est un réseau de journalistes d’investigation, créé en 2017 pour poursuivre le travail de reporters ­menacés ou assassinés. Après huit mois d’enquête, avec 40 journalistes, 15 médias (dont Radio France, France Télévisions et Le Monde pour la France) dans 10 pays différents, le réseau publie "Green Blood Project", une enquête collaborative mondiale sur les crimes de l’industrie minière. Elle révèle les pratiques opaques du secteur minier dans trois pays de trois continents : la Tanzanie, le Guatemala et l’Inde.

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