Iran : on vous explique pourquoi le pays est plongé dans une violente crise économique et sociale
En limitant les subventions sur l’essence, le gouvernement a déclenché une contestation massive, dans plusieurs régions du pays. "Au moins 106 manifestants dans 21 villes ont été tués, selon des informations crédibles", a indiqué Amnesty International mardi.
L'Iran est secoué depuis vendredi 15 novembre par de violentes manifestations, déclenchées après l'annonce surprise de l'augmentation du prix du carburant. Depuis, des milliers de personnes sont descendues dans la rue, asphyxiées par la situation économique castrophique du pays.
Le Haut-commissariat aux droits de l'homme de l'ONU a dénoncé mardi l'usage de la force, y compris de tirs à balles réelles. Des vidéos ont montré "des snipers sur les toits d'immeubles tirer sur la foule et, dans un cas, un hélicoptère", s'est alarmée l'ONG Amnesty International, qui redoute "jusqu'à deux cents [personnes] tuées". Franceinfo revient sur les origines de la crise qui secoue la société iranienne.
Qu'est-ce qui a déclenché ces manifestations ?
La contestation a débuté vendredi soir, quelques heures après l'annonce d'une réforme du mode de subvention de l'essence, censée bénéficier aux ménages les moins favorisés. Pour lutter contre l'inflation chronique qui sévit dans le pays, le gouvernement a annoncé une augmentation de 50% du prix du carburant – de 10 000 à 15 000 rials le litre (11 centimes d'euros) – pour les soixante premiers litres achetés chaque mois. Au-delà, chaque litre supplémentaire coûtera le triple du prix actuel (30 000 rials).
Les recettes dégagées par cette réforme doivent, selon les autorités, bénéficier aux 60 millions d'Iraniens les moins favorisés (sur une population totale de 83 millions d'habitants). Les montants reversés iront de 550 000 rials (environ 4,20 euros) pour les couples à 2 millions de rials (15,80 euros) pour les foyers de cinq personnes et plus.
"Cette mesure vise aussi à lutter contre la surconsommation des habitants qui pose des problèmes environnementaux et qui empêche l'Iran d'exporter autant de carburant qu'elle le souhaiterait", analyse Thierry Coville, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de l'Iran. Cette réforme doit également freiner la contrebande de carburant, conséquence de la faiblesse des prix.
La classe politique n'a pas tardé à afficher ses divisions et critique le moment choisi par le gouvernement, à quelques mois des élections législatives, en février. Le président, Hassan Rohani, a toutefois reçu dimanche le soutien de l'ayatollah Ali Khamenei. "Je ne suis pas un expert et il existe des opinions différentes, mais si les chefs des trois branches du pouvoir [exécutif, législatif, judiciaire] prennent une décision, je la soutiens", a déclaré le guide suprême, cité par la télévision d'Etat. Mais la réforme suscite une immense colère des habitants, qui s'est d'abord répandue sur les réseaux sociaux avant de gagner la rue.
Quelle est l'ampleur du mouvement ?
Quelques heures après l'annonce de cette mesure, les Iraniens ont manifesté par milliers dans des dizaines de villes du pays, des plus grandes agglomérations du pays à des chefs-lieux de canton. Au moins vingt-cinq villes ont été touchées par les troubles, selon les agences iraniennes. Des conducteurs ont bloqué des routes et certains manifestants ont endommagé des infrastructures publiques, des stations-service et parfois tenté de mettre le feu à des dépôts d'essence.
Depuis vendredi, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées, selon les informations de la presse iranienne. Les agences locales parlent de près de quatre cents personnes appréhendées : 40 à Yazd (centre), 180 dans la province du Khouzestan (Sud-Ouest), et 150 dans la province d'Alborz, au nord-ouest de Téhéran.
Si cinq morts (un civil et quatre membres des forces de l'ordre) ont été officiellement confirmés par les autorités iraniennes depuis le début de cette vague de contestation, le bilan pourrait être, en réalité, bien plus lourd. Le Haut-commissariat aux droits de l'homme de l'ONU craint que "des dizaines" de personnes aient perdu la vie et se dit très inquiet "que l'utilisation de munitions réelles [ait pu causer] un nombre important de décès". Le HCDH parle également de "plus de 1 000" arrestations. Amnesty estime pour sa part qu'"au moins 106 contestataires" ont été tués. Mais "le bilan véritable pourrait être bien plus élevé, avec des informations suggérant jusqu'à 200 [personnes] tuées", selon l'ONG.
Du fait du black-out, la situation reste très difficile à évaluer à l'échelle du pays. Car les autorités ont drastiquement réduit l'accès à internet depuis le début des manifestations. "Soixante-cinq heures après que l'Iran a mis en œuvre une coupure presque totale d'internet, le niveau de connexion au monde extérieur est tout juste à 4% de ce qu'il est en temps normal", relevait mardi matin le compte Twitter de l'ONG Netblocks, qui surveille la liberté d'accès à la toile dans le monde.
Update: 65 hours after #Iran implemented a near-total internet shutdown, some of the last remaining networks are now being cut and connectivity to the outside world has fallen further to 4% of normal levels #Internet4Iran #IranProtests
— NetBlocks.org (@netblocks) November 19, 2019
https://t.co/1Al0DT8an1 pic.twitter.com/uLWx3i0uBO
Pourquoi une telle flambée de violences ?
L'augmentation du prix du carburant est la goutte d'eau qui fait déborder le vase pour les Iraniens. Le pays est miné par "une crise économique et sociale sans précédent", constate Thierry Coville, avec une "inflation de 40% à 45%" et au moins 20% de chômage. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que le PIB de l'Iran devrait chuter de 9,5% cette année, après un recul de 4,8 % en 2018. "Imaginez dans quel état serait la société française avec près de 10% de récession... C'est à se demander comment tient la population", pointe Thierry Coville.
Les plus pauvres sont à bout. La réforme du gouvernement est supposée les aider mais ils n'y croient plus.
Thierry Coville, chercheur à l'Iris, spécialiste de l'Iranà franceinfo
Le retrait unilatéral des Etats-Unis, en 2018, de l'accord international sur le nucléaire iranien conclu en 2015, et le rétablissement dans la foulée de lourdes sanctions contre Téhéran, ont fait plonger l'économie iranienne. Les exportations de pétrole sont ainsi passées de 2,2 millions de barils par jour en 2018 à 600 000 à la fin 2019. Or, "elles représentent 40 à 50% des revenus de l'Etat", fait remarquer Thierry Coville. Pour le chercheur, "les sanctions américaines ont multiplié par cent tous les problèmes de l'Iran".
Il pointe également la grande responsabilité de l'Europe, qui a validé les sanctions américaines, dans la débâcle économique iranienne. "Les dirigeants européens ont arrêté d'acheter du pétrole et imposent à l'Iran de rester dans l'accord sur le nucléaire sans aucune contrepartie. Ils participent à l'asphyxie du pays", dénonce-t-il.
Quelles sont les réactions ?
"Notre peuple est sorti victorieux à diverses reprises face au complot des ennemis, et cette fois encore, face à ces émeutes." Hassan Rohani a mis en cause mercredi une intervention étrangère dans ce mouvement de contestation, pointant les "réactionnaires de la région, les sionistes et les Américains", alors que la télévision d'Etat diffusait des images de manifestations pro-gouvernementales dans plusieurs villes. "Les manifestations spontanées que vous voyez sont le plus grand signe de la puissance du peuple iranien", a commenté le président iranien.
Réélu en 2017 avec, comme point central de son programme, l'accord de Vienne, désormais fortement compromis, Hassan Rohani se trouve aujourd'hui dans une position très délicate politiquement, à la fois sur le plan intérieur et sur la scène internationale. "Il est particulièrement affaibli, note Thierry Coville. Et les durs en profitent pour gagner du pouvoir".
Mercredi, le ministère des Affaires étrangères français a exprimé "sa vive inquiétude face aux informations faisant état de la mort de nombreux manifestants au cours des derniers jours". Dans ce contexte de fortes tensions entre Washington, qui a apporté son soutien au mouvement, et Téhéran, la marine américaine a annoncé que le porte-avions USS Abraham Lincoln était entré mardi dans le Golfe persique, où les Etats-Unis entendent ainsi "démontrer [leur] détermination" à faire respecter la liberté de navigation.
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