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Les vidéos d'Al-Qaïda ou le "jihad post-moderne"

Al-Qaïda et la plupart de ses groupes alliés sont de redoutables producteurs de vidéos en tous genres. L'analyse du chercheur Abdelasiem El Difraoui. 

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Une image d'Oussama Ben Laden tirée de l'ouvrage "Al Qaïda par l'image". (LES ÉDITIONS PUF)

Al-Qaïda et la plupart de ses groupes alliés sont de redoutables producteurs de vidéos en tous genres. Abdelasiem El Difraoui possède l'une des vidéothèques les plus riches du monde sur cette imagerie jihadiste. Professeur à l'Institut de recherches sur la politique des médias et de la communication de Berlin (Allemagne), il analyse pour francetv info ce flot d'images.

Francetv info : En quoi consiste la production audiovisuelle d'Al-Qaïda ? On pense souvent qu'il ne s'agit que de clips vidéos...

Abdelasiem El  Difraoui : Pas du tout. Il y a une très grande diversité dans ce qu'a produit Al-Qaïda et ses alliés. En ce qui me concerne, j'ai rassemblé probablement plus de mille documents. Dans la forme, il y a là de véritables documentaires d'une durée de 1 heure 30 ou 2 heures. Par exemple une très spectaculaire préparation du 11-Septembre, des mises en images très complexes avec le dernier cri de la synthèse numérique, des incrustations sophistiquées… On trouve aussi d'autres formes de contenus : la déclaration du martyr ou de l'otage, les scènes d'entraînement, de fabrication de bombes, les séquences de bataille, la vie en communauté combattante, et cela dans tous ses détails.

Au fil des années on voit bien que les jihadistes ont fait évoluer toutes ces images pour les adapter à la culture de la jeunesse mondiale. C'est ce que j'appelle le jihad post-moderne, une sorte de représentation pop du jihad. Pour séduire cette jeunesse,il y a même des chansons rap du jihad a capella, et cela dans beaucoup de langues européennes. Parmi ces films importants figure notamment La caravane des martyrs. C'est la représentation de celui qui peu à peu va devenir un vrai musulman parce qu'il a franchi des milliers de kilomètres. On le voit changer progressivement pour enfin devenir un croyant sans faille. Se sacrifier au nom du jihad devient alors une chose logique. Mieux, une récompense. On va donc le mettre en scène, évoluant dans un paradis, parfois un jardin d'Eden, représenté avec de l'eau – un bien précieux en pays aride – parfois avec des oiseaux tout autour – tentative vite abandonnée parce qu'ils ont jugé que cela ne fonctionnait pas. Tout cela est absolument inédit dans l'islam. 

Le martyr et les oiseaux (gauche) et le martyr au paradis (droite), images tirées de l'ouvrage "Al Qaïda par l'image".  (LES ÉDITIONS PUF)

Les images des Twin Towers en flammes, à New York en 2001, sont-elles l'acte fondateur de cette guerre médiatique livrée par Al-Qaïda ?
Historiquement parlant, ce n'est pas le premier acte médiatique, mais c'est bel et bien l'acte fondateur du mythe Al-Qaïda. C'est une réussite au sens où Al-Qaïda est parvenu  à créer une image encore plus spectaculaire que dans les films hollywoodiens à gros budget. Ce fut le moment de confrontation absolue entre deux récits : celui de la guerre à livrer contre la terreur, le mal absolu, disait alors le pouvoir politique américain ; et celui des jihadistes affirmant leur capacité à répondre au vaste complot qui vise, selon eux, à éradiquer l'islam. Le 11 septembre 2001, l'audience médiatique a été faramineuse. Le nom de Ben Laden a été cité trois ou quatre fois plus que celui de George W. Bush. Ce jour-là, Ben Laden est devenu l'icône du grand récit jihadiste.

Auparavant, il y avait eu plusieurs tentatives, mais sans grand succès, en Bosnie ou en Tchétchénie. En fait, derrière cette mise au point d'une stratégie médiatique, il y a Abdallah Azzam. Depuis le début des années 1980 et l'Afghanistan, c'est lui qui a pensé le concept de "martyr moderne" avec son ouvrage intitulé Rejoins la caravane. Cela a donné naissance à tous ces films d'éloges, de portraits et de testaments de martyrs. Chaque nouveau théâtre du jihad a ajouté un nouveau symbole. La kalachnikov a remplacé l'épée de l'islam et on l'associe au Coran. Le globe terrestre a fait son apparition pour affirmer l'idée planétaire du jihad.

Abdallah Azzam au centre (gauche) et le Coran et la kalashnikov (droite), images tirées de l'ouvrage "Al Qaïda par l'image". (LES ÉDITIONS PUF)
Quelle est l'efficacité de toute cette imagerie?

Internet permet une formidable circulation de toutes ces images. Sans la transmission numérique et s'il n'y avait que des écrits, cette propagande n'aurait pas la résonance qu'on lui connaît. Elles ont aussi un effet dont on parle peu, celui de donner une cohésion et une identité commune à des groupes qui peuvent être disparates. Même les vidéos d'otages sont mises en scène de façon quasi-identique : cela permet d'exagérer la force jihadiste  dans ce que j'appellerais une guerre médiatique asymétrique. Au fin fond du Nigeria, on peut livrer sa bataille en publiant ce genre de vidéos.

Que faire face à cette propagande ?

Il est indispensable de reconquérir l'imaginaire musulman. Ne plus laisser aux jihadistes le monopole des symboles. Se donner les moyens du décodage, d'organiser un contre-récit.

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