Guerre entre Israël et le Hamas : dans la bande de Gaza, les journalistes palestiniens confrontés à la mort et à des conditions de travail extrêmes
Le blocus de la bande de Gaza touche aussi l'information. Depuis le début de l'offensive israélienne, déclenchée en réponse aux assauts terroristes du Hamas le 7 octobre dernier, les journalistes internationaux n'ont toujours pas été autorisés par Israël à franchir la frontière. Sur place, toutefois, leurs confrères locaux continuent de côtoyer la mort pour documenter les conséquences des frappes.
Au premier jour de l'offensive, Youmna El Sayed, reporter pour la chaîne Al-Jazeera English, a été surprise en plein direct par une explosion sur la tour "Palestine", dans le quartier huppé de Rimal. "C'était plus terrifiant encore que ce vous pouvez voir à l'antenne, confie-t-elle à franceinfo. J'avais l'impression qu'on m'avait arraché le cœur. Je me suis mise à pleurer, le souffle coupé, et je n'arrivais plus à me contrôler."
Au fil des semaines, Youmna El Sayed est devenue l'une des voix les plus écoutées dans le territoire palestinien. "Nous entendons en permanence des bombardements, mais il est toujours aussi difficile de s'habituer au bruit", témoigne la journaliste, qui multiplie les directs. "Je suis encore vivant, mais le mot 'sécurité' n'existe plus dans notre vocabulaire", abonde Rami Abujamus. Comme sa consœur, ce reporter indépendant a prix la lourde décision de rester dans la ville de Gaza, dans le nord de l'enclave palestinienne, malgré l'ordre d'évacuation lancé par l'armée israélienne. Mais "la majorité des collègues sont partis vers le Sud pour sauver leurs vies et leur matériel".
"Cette guerre ne ressemble à aucune autre. Les bombardements sont continus et il n'y aucun endroit sûr. C'est littéralement l'enfer sur terre."
Youmna El Sayed, journaliste pour Al-Jazeera Englishà franceinfo
Les journalistes gazaouis, ou leurs familles, sont eux-mêmes victimes des frappes. L'exemple de Wael al-Dahdouh, responsable du bureau local d'Al-Jazeera, a marqué les esprits. Le 25 octobre, en plein direct, ce journaliste a appris la mort de sa femme, de deux de ses enfants et de membres de sa famille. Effondré, il a rendu l'antenne. Un peu plus tard, le public l'a retrouvé à la morgue de l'hôpital, aux côtés des dépouilles, toujours avec son gilet pare-balles "presse" sur le dos. La chaîne télé a vivement dénoncé la frappe menée sur le camp de Nuseirat, où était réfugiée la famille. Wael al-Dahdouh, lui, a repris le travail après les funérailles, organisées le lendemain du drame.
Au moins 33 journalistes ont été tués dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre, selon un décompte du Comité de protection des journalistes (CPJ). Bien davantage que les 13 enregistrés lors de la seconde intifada, au début des années 2000. "Ce n'est pas une coïncidence. Israël connaît la moindre coordonnée dans la bande de Gaza", affirme Youmna El Sayed. Elle accuse l'armée israélienne de cibler délibérément les reporters, afin d'étouffer la production d'images. "Mon mari a reçu un appel issu d'un numéro privé. L'interlocuteur l'a identifié par son nom complet, et nous a intimé l'ordre d'évacuer vers le Sud", cite-t-elle en exemple. Le bureau de l'AFP a par ailleurs été gravement endommagé jeudi par une frappe, a fait savoir l'agence de presse.
Israël, à ce stade, n'a pas commenté ces accusations. L'AFP et Reuters ont écrit à son armée, début novembre, afin d'obtenir l'assurance que leurs collaborateurs ne seraient pas ciblés. Tsahal leur a répondu que la sécurité des médias ne pouvait être garantie, affirmant que le Hamas avait délibérément placé ses infrastructures à "proximité de la presse et des civils". L'ONG Reporters sans frontières a annoncé le dépôt d'une plainte devant la Cour pénale internationale, pour "crimes de guerre commis contre des journalistes palestiniens à Gaza". Elle pointe notamment la mort de huit journalistes "tués dans des bombardements de zones civiles".
"Les déplacements sont trop périlleux"
"J'ai vécu quatre guerres. D'habitude, c'est moi qui couvre l'info. Mais aujourd'hui, c'est moi qui suis en train de devenir l'info", résume Rami Abujamus. Le reporter Sami Abu Salem, également formateur en sécurité pour la Fédération internationale des journalistes (IFJ), est également stupéfait par l'intensité des frappes israéliennes. "J'ai l'habitude d'enseigner aux confrères les premiers secours, l'équipement de protection et l'évaluation des risques, explique-t-il, après plusieurs tentatives pour le joindre au téléphone. Mais tout ceci est devenu obsolète et inutile. Il n'y a pas de ligne rouge. La plupart des victimes que nous voyons sont des enfants et des femmes."
Sami Abu Salem est un professionnel expérimenté, mais il a choisi de réduire ses activités, par sécurité. "Un reportage nécessite d'aller dans la rue, d'interroger des témoins oculaires... Mais les déplacements sont devenus trop périlleux." Quand une explosion et des éclairs ont retenti en pleine nuit, tout près de chez lui, il ne s'est pas déplacé.
"Je suis toujours un journaliste, mais un journaliste sourd, muet et aveugle."
Sami Abu Salem, journaliste indépendantà franceinfo
Au début de l'offensive israélienne, Omar Rezeq Gharbia a quitté en toute hâte la ville de Gaza, en y laissant une partie de son équipement. Depuis, sa maison a été partiellement détruite. Réfugié à Khan Younès, une vingtaine de kilomètres plus au sud, le journaliste travaille désormais sans gilet pare-balles. La zone, pourtant, n'est pas épargnée. "Pour aller tourner des images, il faut pourtant parcourir cinq kilomètres sous les frappes", explique ce collaborateur de France Télévisions. Lundi 30 octobre, il a tenté de retourner à Gaza pour récupérer quelques affaires au bureau. "Des gens m'ont dit qu'un char israélien se trouvait au milieu de la route, plus loin, et qu'il venait de tirer sur des civils." Alors il a fait demi-tour.
Le frein des coupures d'internet et d'électricité
Ce jour-là, Youssef al-Saïfi avait, lui, pris le volant pour se rendre vers le Nord, en compagnie d'un collègue. "Nous roulions normalement, quand nous avons été surpris par un véhicule militaire israélien qui a attaqué une voiture devant nous, raconte cet homme, qui dirige le groupe de diffusion Palmomenta Media. Par chance, nous roulions à faible allure." Le journaliste est parvenu à tourner quelques images de la scène, qui s'est déroulée près de la ville d'al-Moughraqa, selon les données conservées par son téléphone. Il affirme que des civils se trouvaient à bord du véhicule détruit, ce que franceinfo n'est pas en mesure de confirmer.
Youssef al-Saïfi est parvenu à poster la vidéo sur Instagram, mais transmettre des images reste une gageure. Afin de capter le réseau israélien, le journaliste doit se rapprocher de la frontière ou se placer suffisamment en hauteur pour avoir une connexion stable, "ce qui est bien sûr très dangereux". La chaîne Al-Jazeera et les grandes agences de presse, elles, parviennent à assurer des directs grâce à de coûteuses liaisons satellite. Mais la quasi-totalité des journalistes locaux sont dans l'impossibilité d'émettre, car les télécommunications sont presque réduites à néant. "Je prends des photos, j'écris des articles, mais je ne peux rien envoyer, résume Rami Abujamus. C'est une immense frustration."
"Tout prend beaucoup de temps" dans la petite enclave de 365 km2, confirme le reporter Omar Rezeq Gharbia, qui doit marcher "trois kilomètres pour trouver une connexion internet stable, mais limitée". Il contrôle sans cesse le niveau de charge de ses batteries, et recharge ses appareils grâce à des panneaux solaires, entre 11 heures et 15 heures.
"La connexion internet et l'électricité sont les principaux problèmes. Il y a peu de voitures, faute de carburant, et il est très dangereux de marcher dans la rue."
Omar Rezeq Gharbia, journaliste indépendantà franceinfo
Comme lui, de nombreux journalistes locaux patientent désormais devant les établissements de santé, pour contourner les dysfonctionnements du réseau. C'est l'occasion, pour eux, d'interroger les familles qui se rendent aux urgences, et d'en apprendre davantage sur les frappes en cours. Rami Abujamus y a croisé un cousin, qui venait de perdre sa femme et sept enfants. "Le lendemain, j'ai voulu l'appeler pour en savoir davantage et où il se trouvait désormais. Mais il était impossible de le joindre."
Youssef al-Saïfi, lui, campe à l'hôpital Chouhada al-Aqsa de Deir al-Balah, où il trouve de l'eau et occasionnellement du courant. Ces reporters disposent parfois de quelques matelas et de couvertures, explique à franceinfo Louay al-Ghoul, directeur à Gaza du syndicat des journalistes palestiniens (PJS). "Des collègues ont également fourni une trousse de premiers secours, un chargeur de batterie externe et des forfaits internet."
Mais parfois, rien n'y fait. Fin octobre, toutes les communications ont été coupées durant 36 heures dans la bande de Gaza. Ce fut "un enfer militaire", décrit Rami Abujamus. "Les secours étaient injoignables. J'ai serré la main de ma femme et de mon enfant, et on s'est dit adieu, en attendant la mort."
"Les médias palestiniens sont menacés de totale disparition"
Les quelques radios locales de Gaza ont cessé d'émettre, et seule la radio du Hamas fait grésiller les transistors en diffusant des programmes étrangers. Les habitants sont donc plongés dans un brouillard informationnel qui ajoute à la confusion générale. "Les voisins me considèrent comme le mec qui sait tout, raconte Rami Abujamus. Alors, quand je descends le matin, on me demande de raconter ce qui se passe. J'essaie un peu des les rassurer, mais parfois, je ne trouve tout simplement pas les mots."
Comme l'ensemble de la population, le journaliste passe des heures à faire la queue, afin d'obtenir du pain ou de l'eau potable. "J'ai fait une réserve de biscuits pour en donner à mon enfant, quand il a faim." Faute de fioul, le générateur du voisinage ne tourne que dix minutes par jour, pour pomper un peu d'eau dans un puits. Ce qui lui permet de tirer "la chasse toutes les cinq utilisations" et de pouvoir prendre "une douche tous les trois jours". Fin octobre, son confrère Omar Rezeq Gharbia a attendu près de sept heures devant une boulangerie, avant de rentrer les mains vides. Puis il est ensuite resté quatre jours au côtés de son père, qui "a perdu une trentaine de proches" dans les frappes.
"Les journalistes passent leurs journées à tenter de trouver un endroit sûr pour leurs enfants ou à faire la queue pendant des heures."
Syndicat des journalistes palestiniensdans un communiqué
Au fil des semaines, "la production de contenu journalistique sortant de Gaza diminue de manière significative", observe le PJS, jugeant que "le secteur des médias en Palestine est menacé de totale disparition". Et ce, alors que les journalistes internationaux ont toujours l'interdiction de se rendre dans la bande de Gaza. "Les Israéliens prétendent que nous sommes des menteurs. Soit. Mais alors, pourquoi les empêcher de venir ?", s'interroge Sami Abu Salem. Plusieurs médias français – dont France Télévisions et Radio France – ont signé une tribune dimanche 29 octobre pour réclamer aux gouvernements israélien et égyptien de leur ouvrir la frontière.
"Il m'est arrivé de pleurer en pleine interview"
Plus largement, les journalistes interrogés estiment que les médias internationaux n'accordent pas une place suffisante aux conséquences des frappes israéliennes. "Cela n'a aucun sens lorsque ces médias disent qu'ils ne peuvent pas vérifier par eux-mêmes", estime Youmna El Sayed, en soulignant le rôle des journalistes locaux pour accompagner les équipes occidentales, quand ces dernières réalisent des reportages sur place.
Pour ces reporters gazaouis, la couverture des événements reste une épreuve émotionnelle, au milieu des lieux qu'ils connaissent si bien. Le ministère de la Santé du Hamas affirme que plus de 9 200 personnes, dont plus de 3 800 enfants, ont été tuées depuis le début de la guerre il y a près d'un mois. "En tant que journaliste, vous devez laisser vos sentiments de côté, concède Omar Rezeq Gharbia. Mais compte tenu de la situation, honnêtement, c'est impossible. Il m'est arrivé de pleurer en pleine interview."
"J'essaie, autant que possible, de prendre soin de mon état psychologique, afin de conserver de la discipline dans mon travail."
Youssef al-Saïfi, journaliste établi à Gazaà franceinfo
Rami Abujamus, lui, craint surtout que la voix de Gaza ne s'éteigne. Il promet donc de continuer à couvrir ce qu'il nomme une "gazastrophe" aussi longtemps que sa connexion internet le permettra. En attendant, il fait le dos rond. "Quand il y a un bombardement, je dis à mon fils de 2 ans que ce sont des feux d'artifice, et on se met à applaudir. Moi qui ai toujours cru à la paix, je n'ai pas envie de lui expliquer que Gaza se fait effacer par l'occupation."
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