: Reportage "C'est aussi une guerre psychologique" : en Israël, la mobilisation générale a sonné pour soigner une population traumatisée
"À chaque appel, je tremblais." Dans un petit bureau d'une clinique de l'est de Tel-Aviv, Sophie, psychologue, se remémore les jours qui ont suivi le massacre du 7 octobre. Après cette attaque d'une ampleur inédite en Israël, l'assurance médicale Meuhedet a mis en place une ligne téléphonique d'urgence.
"Au bout du fil, une femme me dit qu'elle vient de Sdérot", la ville voisine de Gaza. "Je me suis accroché à ma chaise", souffle Sophie, en mimant la scène sur son un fauteuil bleu ciel. La femme au téléphone s'est réfugiée à Jérusalem, sans maison, ni habit. "Même pas une culotte pour ses enfants", lâche la thérapeute.
"Au bout d'un moment, j'ai enlevé ma casquette de psychologue et je lui ai demandé si elle acceptait qu'une amie à moi lui apporte des vêtements."
Sophie, psychologueà franceinfo
À côté d'elle, son collègue, Yoav Rodniki, acquiesce. "Je lui ai dit : 'Je crois que je n'ai pas été pro'", poursuit Sophie. "Et il m'a répondu : 'Non, c'est ce qui fait la différence entre un robot et un humain.'" Comme ces deux psychologues qui exercent dans la ville de Giv'at Shmuel, dans la banlieue de Tel-Aviv, des milliers de professionnels, d'associations et de particuliers tentent d'aider, partout en Israël, la population à se relever du traumatisme.
Le pays en état de stress post-traumatique
"Notre pays est tout petit et le massacre a eu une telle ampleur, que tout le monde ici a une proximité avec ce qu'il s'est passé", explique Daniel Shneidman*, directeur du département de santé mentale de Meuhedet. D'après une étude publiée début décembre, 34% des personnes interrogées en Israël ont décrit des symptômes correspondant à un état de stress post-traumatique après les attentats du 7 octobre.
Ce jour-là, au petit matin, tous les Israéliens ont vécu ou ont vu les images de l'attaque sans précédent du Hamas qui se déroulait sous leurs yeux. C'est le cas de Gaëlle, une Franco-Isralienne qui vit à Tel-Aviv et qui a perdu son compagnon, Eitan Haddad, tué dans le kibboutz de Be'eri. Le 7 octobre, elle se réveille avec un message envoyé un peu plus tôt : "Bonjour ma chérie. Est-ce que ça va ? Il y a beaucoup d'alertes." Alors que les sirènes commencent à hurler dans Tel-Aviv et que les premières vidéos circulent sur les réseaux sociaux, l'angoisse monte chez Gaëlle.
"Je lui envoie un message sur WhatsApp et je ne vois qu'un seul 'V' s'afficher. J'essaye de l'appeler, il ne me répond pas", raconte cette cheffe de projet dans la high-tech. Le stress continue d'augmenter à mesure que les informations sur le massacre se précisent, mais Gaëlle se retient de rappeler son compagnon. "J'avais peur que ça fasse comme au Bataclan. J'avais vu sur la série Netflix que des personnes avaient été tuées par les terroristes parce que leur téléphone avait sonné dans la fosse."
"Je n’arrivais pas à respirer. J’étais toute seule chez moi. J’ai appelé ma sœur pour qu’elle vienne. J’ai ouvert la porte de l’appartement et je me suis allongé par terre. Je sentais que j’allais tomber."
Gaëlle, habitante de Tel-Avivà franceinfo
L'onde de choc de ces premières images est mondiale. Même à plusieurs milliers de kilomètres de l'attaque, Daniel Shneidman se rappelle précisément de sa matinée du 7 octobre. "J'ai regardé mon portable et je me suis dit : 'Ce n'est pas possible.' Je croyais qu'ils parlaient de la guerre du Kippour, il y a 50 ans, raconte le psychologue. Quand j'ai compris, j'ai laissé cinq minutes à ma femme qui était à côté de moi. Je savais qu'à partir du moment où j'allais lui dire ce qu'il se passait, tout allait changer."
Un massacre documenté d'autant plus marquant
Les photos et les vidéos, capturées par les terroristes du Hamas eux-mêmes ou les caméras de surveillance israéliennes, font de graves dégâts psychologiques. "Tout ce qui est visuel s'imprime très vite dans le cerveau", explique Cathy Lawi, directrice générale d'EmotionAid, une ONG qui aide les populations à surmonter les traumatismes de santé mentale.
"Un jeune homme qui s'est occupé d'éditer les vidéos du massacre a développé tous les symptômes d'un syndrome post-traumatique."
Cathy Lawi, directrice générale d'EmotionAidà franceinfo
Et la chercheuse de poursuivre : "Les images sont imprimées en lui. Il n'arrive plus à dormir, plus à manger. Il faut l'accompagner pour qu'il puisse digérer progressivement ce qu'il a vu." Pour venir en aide au plus grand nombre, son ONG a développé des outils en cinq étapes, accessibles à tous, afin de gérer ses émotions dans une situation de crise. "De la même manière qu'il y a des premiers secours physiques, il y a aussi des premiers secours émotionnels", explique Laurence Tolub, directrice du département francophone d'EmotionAid.
En quelques semaines, l'ONG a formé un maximum de professionnels au contact de la population pour diffuser ces bonnes pratiques. C'est le cas notamment avec l'équipe éducative de l'hôpital Schneider à Petah Tikva. "Une fillette qui était à l'hôpital avait demandé, quelque temps après l'attaque : 'Je veux un pot de peinture rouge. Quand le terroriste va venir, il croira que je suis morte', se remémore Cathy Lawi. Il faut que les équipes puissent gérer ce genre de traumatismes."
Mais se cantonner aux hôpitaux et aux centres de soin ne suffit pas. L'ONG a également formé des coachs sportifs qui accompagnent des enfants dans le sud du pays. "Ils étaient très demandeurs, assure Cathy Lawi, derrière ses lunettes rouges. Un jour, un enfant qui jouait avec une balle dehors a dit devant tout le monde : 'Mon père aussi, il a reçu deux balles'."
Des thérapies sur Instagram, WhatsApp et Zoom
Dès la disparition de son compagnon, Gaëlle a pu avoir accès à des psychologues via un service sur WhatsApp proposé par son employeur. "La personne était là pour m'épauler et pour réduire ma panique", explique la Franco-Israélienne. "Je ne mangeais pas, je ne dormais pas... Sortir me faisait très peur, car des roquettes tombaient, et je cherchais désespérément un lieu avec une chambre forte pour être en sécurité", poursuit-elle, en sursautant à chaque coup de klaxon dans les rues de Tel-Aviv.
Au bout de plusieurs jours d'une angoisse interminable, Gaëlle apprend que son compagnon, Eitan Hadad, est mort dans l'attaque contre le kibboutz de Be'eri, après s'être longuement battu contre les terroristes dans un cabinet médical. Ce jour-là, plus d'une centaine de personnes ont perdu la vie dans ce village collectiviste. "Même dans mes pires cauchemars, je n'aurais pas pensé à ce scénario", lâche la quadragénaire.
Gaëlle décide alors de quitter Israël pour rejoindre une partie de sa famille pendant quelques semaines. "Je me rappellerais toujours de la sensation quand on est arrivé en France avec ma sœur, on s'est regardé et on a soufflé", se remémore-t-elle. Malgré le soulagement, les symptômes sont toujours là, vivaces. "J'ai commencé à faire des séances contre le stress post-traumatique sur Zoom, c'était indispensable." Un suivi à distance qu'elle poursuit toujours deux mois après, de retour en Israël.
En quelques semaines, de nombreuses initiatives pour accompagner les personnes traumatisées ont essaimé partout en Israël. "Habituellement, la bureaucratie fait que tout est long. Mais là, ça a été très rapide", se félicite Sophie, psychologue pour l'assurance médicale Meuhedet. "On a fait des thérapies de groupe sur Zoom, des lives sur Instagram... Et même si on n'est pas toujours à l'aise avec ces outils, ce n'est pas grave."
Une question de survie pour Israël
La mobilisation en ligne est aussi de mise chez EmotionAid. "On prépare en ce moment une chanson avec des stars israéliennes pour que les enfants connaissent les cinq étapes à réaliser contre le stress et qu'ils puissent la chanter quand ils sont dans des abris", explique Laurence Tolub, également responsable pédagogique au sein de l'ONG. "Nous devons sortir des sentiers battus. Il faut mettre la start-up nation à profit", commente sa collègue, Cathy Lawi.
"Nous avons besoin de différentes compétences, d’associer plusieurs domaines. Cela demande de l’humilité."
Laurence Tolub, directrice du département francophone d'EmotionAidà franceinfo
La prévention des traumatismes est rapidement devenue une priorité nationale. "Il faut que l'on reconstruise toute une génération. Et la première chose à savoir, pour accepter de demander de l'aide, c'est que l'on peut guérir, martèle Cathy Lawi. On pense que c'est la fin de tout, que c'est l'apocalypse. Non. Je le répète : on peut guérir."
Si l'ampleur des traumatismes est historique, beaucoup d'Israéliens ont déjà affronté des conflits terribles dans le passé. "Quand on nous demande : 'Quelle est votre arme secrète pour surmonter cela ?' Je réponds : 'C'est une question de survie pour nous. Il n'y a pas d'autre choix'", explique Daniel Shneidman. "L'intensité de la guerre nous rappelle que nous sommes tous Israéliens, complète Yoav Rodniki*, psychologue à l'assurance médicale Meuhedet. Cette appartenance va aider à la reconstruction."
Assise sur une terrasse de Tel-Aviv, Gaëlle termine de raconter l'horreur qu'a vécu son compagnon le 7 octobre et le drame qu'elle affronte depuis. "Ça m'a enlevé une partie de moi, une partie de mon âme", assure cette quadragénaire brune, habillée de noir. Ses angoisses sont revenues avec le retour des combats et des sirènes en Israël, depuis la fin de la trêve. "Je suis une traumatisée. Je le sais", lâche-t-elle, sans hésiter sur les mots.
"La nuit, je me réveille parce que j’ai l'impression que des terroristes rentrent chez moi. Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de comment je vais mourir."
Gaëlle, habitante de Tel-Avivà franceinfo
Mais après deux mois d'isolement et d'angoisse pour sortir de chez elle, Gaëlle a réussi à se rendre, pour la première fois, sur "la place des otages" à Tel-Aviv. Là-bas, elle a pu rencontrer d'autres familles endeuillées, des rescapées du kibboutz de Be'eri et des proches d'Eitan Hadad. La jeune femme est bien décidée à y retourner pour être entourée et tenter de guérir. "C'est aussi une guerre psychologique et je ne veux pas les laisser gagner."
* Les propos de Yoav Rodniki et Daniel Shneidman ont été traduits par Yaelle Krief.
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