Reportage "Ça m'a soulagé qu'on m'ampute" : à Doha, avec les Palestiniens mutilés de guerre soignés par le Qatar

Article rédigé par franceinfo - Anaïs Bard, envoyée spéciale au Qatar
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Hassan fait partie des 2 500 Palestiniens évacués de la bande de Gaza et accueillis par le Qatar. (ANAIS BARD / FRANCE 2)
Une équipe de l'émission "Envoyé spécial" s'est rendue pour la première fois au Qatar, où ont été évacués plus de 2 500 Gazaouis – dont un millier de blessés.

Nous rencontrons Naram loin de chez elle. A 1 800 km de la bande de Gaza. Dans les couloirs de l'hôpital Hamad à Doha (Qatar), elle est l'une des rares à se tenir debout sur ses deux jambes, en ce début du mois de septembre. Le pas hésitant, elle avance avec des béquilles, soutenue par un médecin, qui ne cesse de lui dire de ralentir. Naram, 21 ans, est impatiente. Elle aimerait pouvoir marcher normalement malgré sa jambe mutilée. Ce jour-là, cinq minutes debout suffiront à l'épuiser.

Naram fait partie des 2 500 Palestiniens évacués par le Qatar, depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas. Elle a fui Gaza par l'Egypte quand la frontière était encore ouverte et a été transportée par avion médicalisé jusqu'ici, où elle est hospitalisée depuis avril 2024. Elle nous reçoit dans sa chambre, aux côtés de sa mère et de sa fille Arwa âgée d'un an et demi, encore marquée par l'enfer des soins à Gaza.

Son histoire commence comme beaucoup d'autres exilés. Un bombardement. Un éclat qui vient pulvériser son genou gauche. Gravement blessée, elle est amenée à l'hôpital gazaoui d'Al Aqsa, qui manque de tout : médecins, matériel médical et antidouleurs. "J'ai attendu pendant 5 heures et aucun médecin n'est venu m'ausculter, raconte-t-elle. J'ai continué à saigner, saigner..."

"J'avais le sentiment que j'allais mourir. Ma mère espérait que je m'évanouisse pour que je cesse de ressentir la douleur."

Naram, une Palestinienne soignée à Doha

à "Envoyé spécial"

Quand un médecin arrive enfin, il refuse de l'opérer. Il a trop à faire pour consacrer plusieurs heures de son temps à une seule patiente. "J'ai gardé mon garrot pendant 4 heures alors qu'en principe un garrot ne doit pas rester en place plus d'une. Quand ils m'ont enfin emmenée dans la salle d'opération, le médecin a dit que j'avais une chance sur cent de m'en sortir." Elle ne sait pas s'ils réussiront à sauver sa jambe.

Naram contracte une infection, elle voit "des vers sortir de [son] genou". Une fois prise en charge en Egypte, les médecins lui expliquent qu'elle va perdre sa jambe. Sa mère se souvient : "Celui qui l'a auscultée a eu un choc. Il a commencé à réciter le Coran." Les médecins égyptiens et qataris réussiront finalement à la sauver in extremis de l'amputation. Mais parmi les évacués de Gaza, tous n'ont pas cette chance.

"L'amputation doit parfois être refaite ici"

Le docteur Sandro Rizoli, médecin-chef du service de traumatologie de l'hôpital Hamad, est maintenant habitué à accueillir des patients, aux corps mutilés, amputés en urgence à Gaza. Ici, plus d'un tiers des blessés évacués ont été amputés. "C'est de la médecine de guerre ! A Gaza, il y a de bons médecins mais ils n'ont pas l'équipement nécessaire, explique-t-il. Pour traiter une fracture en temps normal, cela nécessite de faire de la chirurgie vasculaire, c'est un soin sophistiqué."

"Mais en zone de guerre, la seule chose qui peut te sauver d'une fracture grave, c'est l'amputation. S'ils ne le font pas, le patient meurt d'hémorragie ou d'infection."

Sandro Rizoli, chef du service de traumatologie de l'hôpital Hamad

à "Envoyé spécial"

Ces amputations sont réalisées dans des conditions sanitaires déplorables, celles de la guerre, compliquant la guérison des malades. "Ils arrivent souvent ici avec de très graves infections, des insectes à l'intérieur à cause de conditions dégradées dans les hôpitaux, poursuit le chirurgien. Les soins sont parfois donnés dans la rue ou dans des hôpitaux sales qui tombent en miettes. L'amputation doit parfois être refaite ici."

Les soins des patients palestiniens sont totalement pris en charge par les autorités qataries. Et quand leur cicatrisation le permet, des prothèses leur sont aussi fournies gratuitement. L'aide médicale et humanitaire offerte par le pays, qui veut afficher aux yeux du monde sa générosité, est aussi un soutien politique au camp palestinien. 

"Je me croyais invincible"

En attendant une hypothétique fin de la guerre, les exilés de Gaza sont hébergés dans la banlieue de Doha. A l'ombre des gratte-ciels, dans une résidence autrefois construite pour les supporters de la Coupe du monde 2022, les blessés et leur famille tentent de revivre normalement.

Le Qatar a accueilli 2 500 Gazaouis, dont un millier de blessés, depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas. (ANAIS BARD / FRANCE 2)

Aux fenêtres de cette nouvelle enclave paisible, les drapeaux palestiniens rappellent que la vie s'écoule au rythme de ce qui se passe à Gaza. A la nuit tombée, quand la température redevient supportable, les allées s'emplissent des enfants et des adultes aux corps mutilés.

Assis sur un banc, les yeux rivés sur son téléphone et un flux ininterrompu de vidéos d'immeubles bombardés ou de blessés ensanglantés, nous rencontrons Hassan. Cet accro à TikTok, né en 2000, y publie régulièrement des extraits choisis de sa nouvelle vie et les prouesses sportives qu'il réalise avec "cette moitié de corps qui lui reste". Sa jambe droite, coupée au niveau du genou, est maintenant prolongée d'une prothèse. Son bras droit s'interrompt juste avant le coude. "Dans les moments de solitude, je souffre beaucoup. Je me croyais invincible", confie le jeune homme.

"J'essaye de garder le moral en me disant que [l'amputation] était un mal pour un bien. Aujourd'hui, je me tiens debout et j'arrive à marcher, je me sens fort comme un roc."

Hassan, un Palestinien soigné au Qatar

à "Envoyé spécial"

Dans son téléphone, il a conservé la vidéo de son corps inerte et démembré quelques secondes après l'attaque dont il a été victime, le 9 novembre 2023, après le tir d'un missile. Evacué à l'hôpital Al Aqsa, il se souvient de l'insoutenable douleur d'une amputation réalisée sans anesthésie. "Il n'y avait aucun espoir de sauver ma jambe ou mon bras. Je souffrais énormément, il fallait que cette douleur s'arrête. Ça m'a soulagé qu'on m'ampute, raconte-t-il. Il n'y avait pas d'antidouleur, je voulais dormir et arrêter de souffrir. Quand ils m'ont amputé, ils l'ont fait par terre parce qu'il n'y avait plus de lit tellement il y avait de blessés." Hassan ne sait pas encore s'il retournera à Gaza après la guerre, si elle se termine un jour. Sa seule certitude : "Nous gardons en mémoire ce cauchemar que nous avons vécu, nous ne l'oublierons jamais."

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