Témoignages "C'est le prix de nos vies" : après neuf mois de guerre dans la bande de Gaza, les cagnottes en ligne comme "ultime échappatoire" pour fuir

Article rédigé par Louis Dubar
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Pour rassembler de quoi quitter la bande de Gaza, les Palestiniens n'ont souvent pas d'autre choix que de faire appel à des dons. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Pour les civils palestiniens qui ne sont pas en mesure de s'acquitter des montants exorbitants demandés pour traverser la frontière avec l'Egypte, le financement participatif s'impose comme la seule alternative pour un exil forcé.

"Beaucoup de gens disent que nous ne pouvons rien faire pour soutenir les Palestiniens.(...) Pourquoi ne pas faire un don à une campagne participative certifiée ?" Dans la nuit sombre de Gaza, Ahmed, 21 ans, se filme avec son téléphone. Depuis quelques semaines, cet étudiant en médecine à l'université al-Azhar de Gaza multiplie avec sa sœur les courtes vidéos en anglais sur son compte TikTokSes appels à la générosité ne visent pas à soutenir des ONG humanitaires présentes dans l'enclave, mais à financer son évacuation en famille vers l'Egypte.

En description de son profil sur le réseau social, un lien redirige vers une cagnotte hébergée sur le site américain GoFundMe. Son initiative est loin d'être isolée. Sur la plateforme de collecte participative, les campagnes visant à soutenir des civils gazaouis ont pris une ampleur inédite. "Nous avons été témoins d'une incroyable vague de soutien pour les personnes touchées par le conflit actuel au Moyen-Orient", rapporte la directrice des affaires générales de GoFundMe, Elisa Liberatori Finocchiaro. En moins de neuf mois, 150 millions de dollars (139 millions d'euros) ont été versés.

Au moins 5 000 dollars pour passer en Egypte

Pour les dizaines de milliers de civils piégés dans la bande de Gaza, les permis de sortie délivrés par l'agence de voyage égyptienne Hala Consulting and Tourism représentent le seul moyen de quitter l'enclave. Mais depuis le début de la guerre, les prix de ces sésames se sont envolés. L'entreprise Hala, détenue par l'homme d'affaires et chef bédouin Ibrahim al-Argani, un proche du président égyptien al-Sissi, est accusée d'avoir dopé les tarifs. "Ce n'est pas une entreprise, mais un gang", résume Assia*, Palestinienne originaire de la ville de Gaza, qui cherche à fuir avec sa famille. 

"Nous ne leur faisons pas confiance. En fait, nous ne faisons confiance à personne, mais nous n'avons tout simplement pas d'autre choix."

Assia, habitante de Gaza

à franceinfo

Les permis s'achètent aujourd'hui au minimum 5 000 dollars (4 650 euros) par personne, d'après une enquête publiée par le collectif de journalistes OCCRP et le média égyptien Saheeh Masr. Conséquence : beaucoup de Palestiniens en sont réduits à emprunter de l'argent ou à vendre leurs biens pour quitter le territoire. Ameera et sa famille ont dû débourser près de 40 000 dollars pour réaliser la traversée et le voyage jusqu'au Caire. "Nous avons dû vendre nos voitures, nos bijoux et utiliser toutes nos économies", explique l'étudiante en médecine, qui vit aujourd'hui en Egypte. Après avoir réglé la somme demandée par l'entreprise égyptienne, elle a attendu un mois avant d'obtenir l'autorisation de traverser la frontière par le poste de Rafah. "Pour nous, l'attente a été très difficile. Surtout que mon grand-père est diabétique." 

Des cagnottes lancées par des proches à l'étranger

Pour celles et ceux incapables de s'acquitter de ces montants exorbitants, le financement participatif (ou crowdfunding) s'impose comme la seule alternative possible. Mais les conditions générales d'utilisation de GoFundMe restreignent l'utilisation de la plateforme pour les civils palestiniens. Pour héberger une cagnotte sur le site, le créateur de la campagne doit être présent dans l'un des 20 pays où l'entreprise américaine est active et disposer d'un compte bancaire pris en charge par la plateforme. "Ces éléments sont essentiels pour le processus de vérification et de validation nécessaire au retrait des fonds", explique Elisa Liberatori Finocchiaro.

Cette liste restreinte ne comprend ni les territoires palestiniens, ni Israël, ni les Etats du monde arabe. "Si une personne dans le besoin ne se trouve pas dans l'un de ces pays, elle peut collaborer avec un ami ou un membre de sa famille qui s'y trouve et qui répond aux exigences (...) pour créer une collecte de fonds en son nom", détaille l'entreprise. C'est le cas d'Ahmed, qui a demandé à sa tante, qui vit aux Pays-Bas, de créer la collecte pour sa famille.

Mais une fois cette première barrière administrative franchie, d'autres défis attendent les candidats au départ, comme celui de se faire connaître sur les réseaux sociaux. Trois mois après la création de sa collecte de fonds et malgré ses efforts, les dons peinent à affluer. "Nous avons récolté 800 euros jusqu'à aujourd'hui", explique l'étudiant palestinien, joint par messagerie en juin. "Je regarde le site non pas tous les jours, mais toutes les heures. Pour le moment, c'est très loin d'être suffisant : nous avons besoin de 30 000 dollars simplement pour pouvoir (...) redémarrer nos vies à zéro."

Sur TikTok, des vidéos qui font parfois mouche

Pour Assia, le constat est tout autre. Avec 160 000 dollars récoltés en quelques jours, la collecte de fonds de la jeune femme a rencontré un succès inattendu. "J'ai créé ma cagnotte assez tard par rapport à d'autres", expose-t-elle. Sceptique à l'idée de quitter l'endroit où elle a grandi, Assia s'est résolue à ouvrir une cagnotte fin avril. Face à la faim et à la famine dans le nord de la bande de Gaza, "la situation était devenue invivable". Cette initiative constitue sa "seule porte de sortie possible".

Dans un premier temps, Assia raconte avoir envoyé des messages à des créateurs de contenu étrangers pour tenter de bénéficier d'un peu de visibilité. Après deux mois d'efforts et de messages restés sans réponse, "j'ai décidé de réaliser mes propres vidéos au lieu de faire appel à des influenceurs", expose-t-elle. Début juin, elle se lance sur TikTok, sans trop d'expérience. Avant la guerre, "tous mes comptes sur les réseaux sociaux étaient en privé, je n'étais pas forcément très active".

"De temps en temps, j'écris mes vidéos afin de mieux guider les gens. Beaucoup de personnes souhaitent nous aider, mais la plupart ne savent pas comment."

Assia, habitante de Gaza

à franceinfo

Ton posé, regard fixé vers la caméra, elle publie une première vidéo, puis une deuxième, qui devient virale. "Je ne suis pas une experte (...), mais mon niveau d'anglais a peut-être facilité les choses", explique-t-elle. Son compteur affiche aujourd'hui plus de 100 000 abonnés TikTok et plusieurs millions de vues. Cette notoriété inattendue lui a permis de recevoir une manne providentielle. "Nous n'avions pas reçu un dollar au cours des deux derniers mois et, en une semaine, on avait atteint les 70 000 dollars." Depuis, les coups de pouce continuent d'affluer. Plus de 8 000 dons pour Assia et sa famille ont été réalisés depuis que la cagnotte est en ligne. "Je ne saurais être plus reconnaissante de votre soutien", a-t-elle écrit à ses donateurs.

"Je n'attends qu'une chose : supprimer mes vidéos" 

Mais ces collectes numériques s'avèrent parfois usantes. Entre la colère et la culpabilité, Ahmed admet être habité par un sentiment de malaise. "Avant la guerre, ma famille donnait aux personnes qui étaient dans le besoin. L'idée de recevoir de l'argent, ça a été quelque chose de très difficile. Mais j'ai fini par l'accepter", lâche-t-il. "Nous sommes dans un monde injuste. Nous avons tout perdu : notre maison, notre université et notre patrie. Cette cagnotte, c'est notre échappatoire pour fuir cette réalité." 

Même si Ahmed parvient à collecter l'argent, il sait que le plus dur reste à venir et que l'adaptation à une nouvelle vie en Egypte constitue un défi majeur. "Je vais devoir reprendre mes études à zéro. Les universités égyptiennes avec lesquelles je suis entré en contact ne reconnaîtront pas mes années effectuées ici", confie-t-il.

Ce sentiment, Assia le partage aussi : "Je n'attends qu'une seule chose, c'est d'atteindre l'objectif fixé pour enfin supprimer mes vidéos. En réalité, nous ne sommes pas des personnes habituées à demander de l'aide, en particulier de l'argent." Face à l'absence de tout sentiment de sécurité dans l'enclave palestinienne et l'urgence de la situation humanitaire, la Gazaouie a surmonté ses réticences pour ouvrir sa cagnotte. "Il s'agit du prix de nos vies. Nous n'avions pas le choix."

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée. Pour respecter son anonymat, nous n'avons pas inclus de lien vers sa cagnotte.

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