Les jihadistes et le "management de la sauvagerie"
"Gestion de la barbarie" figure parmi les ouvrages de référence de l'Etat-major de l'organisation Etat islamique. Francetv info a décrypté, en compagnie d'Hosham Dawod, chercheur au CNRS, ce livre qui décrit point par point les méthodes des jihadistes.
"Celui qui s’est engagé vraiment dans le jihad sait que ce n’est rien d’autre que violence, cruauté, terrorisme, terreur et massacres." Cette phrase est tirée d’un livre, Gestion de la barbarie, présenté comme l’ouvrage de référence pour les jihadistes de l'organisation Etat islamique (EI). Pourtant, il a été rédigé il y a plus de dix ans, bien avant la naissance du groupe terroriste. Comment ces écrits ont-ils été récupérés par l’EI ? Qui est l’auteur de l'ouvrage et que contient-il exactement ?
Un chapitre détaille "les principes et les mesures politiques fondamentaux pour mettre en place les étapes de la gestion de la barbarie". L’usage de la violence y est clairement défini comme l’un des temps forts de cette "gestion". Dès les premières lignes, le ton est donné : "Ceux qui n’étudient le jihad que théoriquement, c’est-à-dire le jihad tel que décrit sur le papier, ne comprendront jamais ce chapitre." Et le texte de poursuivre : "Nous combattons les Croisés et leurs alliés apostats. Rien donc ne nous interdit de répandre leur sang. C’est tout au contraire une obligation."
Cette exaltation assassine trouverait, selon l’auteur, sa justification dans l’histoire même de l’islam. Peu importe la cruauté, comme brûler vif des personnes, "les compagnons du prophète savaient les effets d’une totale violence quand elle est nécessaire." Or, la période actuelle serait analogue à celle qui a suivi "la mort du messager", poursuit l’ouvrage qui incite à "faire que cette bataille soit très violente, comme la mort dans un cœur qui s’éteint".
"Un manuel de l'horreur détaillé"
"Le but est de diffuser la peur, assure Hosham Dawod, chercheur au CNRS, spécialiste de la société irakienne. Ce livre n’est rien moins qu’un manuel de l’horreur détaillé. Le jihadiste est invité à suivre une sorte de tableau de marche de ce qu’il faut faire ou ne surtout pas faire comme, par exemple, être doux. Il doit aussi mettre en œuvre et en scène des actions macabres, à savoir pratiquer et filmer des explosions, l’égorgement des prisonniers. A Raqqa, il a été prouvé qu'une tête humaine a été utilisée comme un ballon de football. Cela correspond presque mot pour mot à ce qui est écrit."
Quel est l’objectif de cette barbarie ? "Plutôt que de barbarie, je parlerais de sauvagerie, dans le sens d'un recours à la violence absolue, mais aussi comme la recherche du chaos, analyse Hosham Dawod. Le chaos ne manque pas de se manifester lorsqu’un Etat s’effondre sous les coups répétés de l’hyper violence, quand il y a un recul de la communauté, quand on assiste au retour à des pratiques d’avant la civilisation (réactions instinctives, repli sur soi…). C’est pourquoi la traduction du titre de ce livre me paraît erronée : plutôt que Gestion de la barbarie, il vaudrait mieux parler de Management de la sauvagerie, lequel doit s’entendre doublement : l’état de nature, dans son absolue crudité, pour parler comme les anthropologues, et le recours à la violence extrême. Le management de cette sauvagerie consiste alors à gérer ce double aspect de la situation dans une logique de transition vers une autre organisation de la société : le califat."
Prises d'otages, pétrole... Les recommandations du jihad
"Faire payer le prix, tel est, selon cet ouvrage, le mot d’ordre qui résume ce temps-là du jihadisme. Cela fera reculer l’ennemi." Les recommandations ne manquent pas. Morceaux choisis : "Cette politique ne se limite pas aux Croisés. Les jeunesses jihadistes peuvent prendre en otage des diplomates égyptiens, et exiger la libération de jihadistes emprisonnés en Egypte. Si cette exigence n’est pas acceptée, les otages doivent être liquidés." Et c’est l’occasion d’établir la règle qui veut que toute prise d’otages doit "être suivie d’une grande campagne médiatique, que les télés et tous les médias s’en fassent l’écho". Il faut également "humilier, épuiser" l’ennemi, ordonne le texte qui aborde même le business du pétrole et la nécessité de connaître son juste prix.
Comment les jihadistes sont-ils assurés de détenir le pouvoir ? "En étant étroitement loyal à la religion", répond le texte, sans surprise. Mais il souligne que ces liens de loyauté sont "des contrats signés dans le sang, avec pour clause essentielle : sang pour sang, destruction pour destruction."
Un ouvrage traduit dans de multiples langues
"Au départ, ce livre est apparu en 2004-2005, explique Hosham Dawod. Apparemment, son auteur serait un jihadiste du nom d’Abou Bakr Naji. Mais c’est très certainement un pseudo qui cache une personne ou un groupe. En tout cas, le ou les auteurs sont très certainement de culture proche orientale. La proximité du ton est étonnante. Il veut engager les gens vers un but clair, que personne n’apercevait il y a dix ans. D’ailleurs, ce livre a connu et connaît encore actuellement une renommée dans la nébuleuse jihadiste parce qu’il n’existe que peu de littérature capable de servir ainsi de manuel."
Imprimer sur papier, l’ouvrage a d’abord circulé sous le manteau. Très vite, il a été diffusé sur internet. Désormais, il est traduit dans de multiples langues et sert même de base dans l’apprentissage du renseignement militaire aux Etats-Unis.
"Des jeunes sans idéal"
"Loin de vouloir passer ce livre sous silence, nous ferions mieux de tenter de le comprendre", assure Hosham Dawod. Et ainsi analyser son pouvoir de séduction à l’égard des jeunes, désignés directement comme des cibles par l'ouvrage. "Nous verrons vite qu’il y aura un mouvement de jeunes qui quitteront les régions contrôlées par l’ennemi pour passer dans les nôtres pour nous aider, quel que soit le prix à payer en vies humaines. Retenons bien cet ordre de marche", peut-on lire dans Gestion de la barbarie.
Une phrase presque prophétique quand on pense à tous les jeunes Français qui se sont rendus en Syrie ces derniers temps. "Jusqu’ici, la littérature jihadiste s’adressait à ceux qui étaient déjà convaincus, observe Hosham Dawod. A présent, elle séduit une frange de la jeunesse en quête de sens, dans des sociétés qui sont en perte de sens. L’évolution même du mode opératoire de l’action terroriste s’est inversée. Avant, il y avait des têtes pensantes qui planifiaient des opérations contre le reste du monde. Les exécutants venaient de l’étranger, comme lors du 11-Septembre. Puis, avec les attentats de Madrid et Londres, en 2004 et 2005, on a assisté à un déplacement des 'penseurs', de la périphérie vers le centre. La mise au point des opérations et les capacités techniques ont été effectuées et réunies sur place."
Le chercheur au CNRS estime même que le phénomène est encore en cours de mutation. "En 2015, tout évolue encore. On trouve les têtes pensantes un peu partout dans le monde, et les jeunes Occidentaux, qui sont souvent des convertis sans idéal, sans grande cause, rejoignent les lieux de conflits. Ils peuvent être issus de la classe moyenne, et n’ont pas de casier judiciaire. Le jihadisme est, pour eux, une sorte de voyage initiatique. Aujourd’hui, la population irakienne et syrienne est autant victime du jihadisme exporté de l’Occident que du terrorisme endogène. Cela va dans le sens de ce que développait jadis le spécialiste Olivier Roy : un jihadisme mondialisé. Nous devons donc impérativement sortir des clichés du mal des banlieues et des dysfonctionnements socio-économiques. Nous devons faire preuve d'audace dans nos schémas de réflexion."
Et l’exaspération du chercheur ne s’arrête pas là. Ce spécialiste de la société irakienne tient à souligner la part de responsabilité des sociétés occidentales dans l’ascension de l'EI. "Dans les discours, les jugements ou prises de position, les politiques, comme les journalistes, parlent des Etats qui se confrontent à Daech – l’Irak, la Syrie, la Libye – comme des entités en voie de disparition. Quand des voix aussi autorisées laissent entendre cette fin prochaine, l’effet est dévastateur, déplore-t-il. Bien sûr, il ne faut surtout pas gommer la responsabilité des politiques locaux, des apprentis sorciers de la guerre sectaire. Mais, tout se passe comme si le monde, et singulièrement l’Europe, abondait dans l'analyse jihadiste. Cela revient à faire le lit de l’EI, et donc à conforter la vision du Management de la sauvagerie."
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