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Armes chimiques, rôle de Damas : les "preuves" détenues par l'Occident étaient-elles suffisantes pour frapper la Syrie ?

La France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont frappé plusieurs cibles syriennes dans la nuit du 13 au 14 avril, en réponse à l'attaque chimique présumée menée par le régime de Bachar Al-Assad à Douma.

Article rédigé par franceinfo
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Des soldats syriens inspectent un bâtiment en ruines situé dans le quartier de Barzeh, dans le nord de Damas, samedi 14 avril 2018. (LOUAI BESHARA / AFP)

"Les faits et la responsabilité du régime syrien ne font aucun doute", a déclaré Emmanuel Macron, samedi 14 avril, peu de temps après avoir ordonné, avec Washington et Londres, une série de frappes d'envergure contre le régime de Damas, en réponse à l'attaque chimique présumée dans la Ghouta orientale.

"Nous ne pouvons tolérer la banalisation de l'emploi d'armes chimiques", a repris le président français, assurant que la France possédait les "preuves" que l’attaque chimique avait été perpétrée par le régime syrien. L'opération a immédiatement été condamnée par la Russie, l'Iran et la Chine, qui ont dénoncé une "violation du droit international". La France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient-ils le droit de frapper ? Quelles sont leurs justifications ? Eléments de réponse.

Ce que disent les Occidentaux sur la nature de l'attaque à Douma

Paris, Washington et Londres en sont convaincus : l'attaque survenue le 7 avril, en fin d'après-midi, dans le quartier de Douma, dans la Ghouta orientale, où étaient basés des groupes rebelles, était bien de nature chimique. Dans un document publié samedi 14 avril (PDF), le ministère des Armées français reconnaît toutefois que la France ne dispose pas "d'échantillons chimiques analysés par ses laboratoires" prélevés dans la zone concernée. En l'absence d'experts français présents sur place, Paris a utilisé "des témoignages, photos et vidéos apparus spontanément sur les sites spécialisés, dans la presse et les réseaux sociaux" pour s'assurer que la fameuse "ligne rouge" sur l'emploi de ces armes, interdites par les conventions internationales, a bien été franchie.

Les services français ont étudié les symptômes des victimes et personnes blessées qui ont été filmées et photographiées dans les heures et les jours qui ont suivi l'attaque. "Suffocation, asphyxie ou difficultés respiratoires, mentions de fortes odeurs de chlore et présence d'une fumée verte sur les lieux touchés, hyper salivation et hyper sécrétions (...). Aucune mort par effet mécanique n'est visible", écrit le ministère des Armées, pour qui "l'ensemble de ces symptômes est caractéristique d'une attaque par armes chimiques".

Capture d'écran d'une vidéo publiée par des secours de Douma, le 8 avril 2018 après l'attaque chimique présumée survenue dans cette zone de la Ghouta orientale (Syrie). (SYRIA CIVIL DEFENCE / AFP)

Une analyse confirmée par plusieurs médecins de l'Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM). "Les symptômes des victimes sont évidents : aucune présence de lésion traumatique, gêne respiratoire avec parfois suffocation, irritation oculaire, odeur de chlore, qui démontrent une attaque au chlore", assurent-ils dans une tribune. Signataire de cette tribune, le médecin de guerre et humanitaire français Raphaël Pitti a qualifié "d'incontestable", samedi sur franceinfo, la nature chimique de l'attaque du 7 avril. Il précise que deux produits y ont été utilisés, "le chlore qui a peu de conséquences létales et un produit qui tue immédiatement".

Ceux qui sont tranquillement assis au chaud, chez eux, et qui contestent ce qui se passe sur le terrain, je ne peux que les inviter à venir la prochaine fois et à m'accompagner en Syrie. Je leur montrerai sur le terrain ce qu'il en est.

Raphaël Pitti, professeur de médecine d'urgence

sur franceinfo

Ce qu'ils savent de la responsabilité de Damas dans cette attaque

Interrogé sur la "preuve" que le régime de Bachar Al-Assad avait mené l'attaque de Douma, la porte-parole de Donald Trump a répondu vendredi d'un mot : "Oui". De son côté, Emmanuel Macron a affirmé jeudi, lors de son entretien sur TF1 : "Nous avons la preuve que, la semaine dernière, des armes chimiques ont été utilisées, au moins du chlore, et qu'elles ont été utilisées par le régime de Bachar Al-Assad".

Le rapport publié samedi par le ministère des Armées est un peu plus nuancé. Plutôt que des "preuves" stricto sensu, Paris indique disposer d'un "haut degré de confiance" sur le fait que Damas soit responsable de l'attaque. Le ministère avance des arguments pour étayer cette thèse. D'abord, le fait que des "renseignements fiables" lui ont indiqué l'implication de "responsables militaires syriens" dans la coordination de cette offensive. Le contexte militaire local, ensuite, qui a poussé le régime, appuyé par les Russes, à reprendre ses bombardements intensifs sur la localité. 

Pour la France, utiliser ce type d'attaques dans une enclave rebelle a permis à Damas "de déloger des combattants ennemis abrités dans des habitations, afin d'engager le combat urbain dans les conditions les plus avantageuses pour le régime". Le ministère des Armées relève que cette stratégie a payé : "Depuis les attaques du 7 avril 2018, le groupe [rebelle] Jaish al-Islam a négocié avec le régime et la Russie son départ de Douma, témoignant du succès de la manœuvre employée."

Les autorités françaises balaient enfin le scénario d'une manipulation de la part des rebelles syriens, qui auraient employé eux-mêmes des armes chimiques à Douma pour pousser l'Occident à agir contre Bachar Al-Assad. D'une part parce que les services français ne disposent d'"aucune information" allant dans ce sens, mais également parce que l'ONU et l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) ont, en 2016, attribué à Damas l'utilisation de chlore dans au moins trois attaques. Même position concernant une éventuelle manipulation des images, "dans la mesure notamment où les groupes présents dans la Ghouta n'ont pas les moyens de mener une manœuvre de communication d'une telle ampleur".

Ce que dit le droit international en matière d'attaques

"Légalement, il n'y a presque aucune possibilité d'intervenir", affirme Jean-François Daguzan, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, à franceinfo. En effet, selon les règles de l'ONU, seules trois possibilités peuvent justifier des frappes militaires. En premier lieu, l'opération doit être menée à la demande du pays où elle doit se dérouler. Mais Bachar Al-Assad n'a aucun intérêt à demander au Conseil de sécurité de l'ONU de frapper ses propres bases. 

Autre possibilité, définie par l’article 42 du chapitre 7 de la Charte des Nations unies : les pays peuvent entreprendre toute action militaire qu'ils jugent "nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales", sous mandat de l'ONU et avec l'accord unanime du Conseil de sécurité. Or, Moscou, alliée de longue date de Damas, n'a cessé de faire valoir son droit de veto à toute intervention en Syrie au sein de cette entité.

Enfin, un pays peut aussi invoquer la "légitime défense", définie dans l'article 51 de la Charte de l'ONU. C'est cet article qu'avait utilisé François Hollande pour ordonner des frappes sur le territoire syrien, dans la foulée des attentats de novembre 2015, arguant que les jihadistes présents dans la zone constituaient une menace pour la France. "Les frappes menées cette nuit ne répondent en aucun cas à de la légitime défense. Bachar Al-Assad n'a pas attaqué les pays occidentaux mais sa propre population", analyse Jean-François Daguzan.

"Quelles que soient les raisons invoquées, ces frappes sont illégales", reprend le chercheur, pour qui cet affranchissement du droit international a été permis par des précédents. Entre 1998 et 1999, "la guerre du Kosovo s'est déroulée hors de la légalité internationale. Les Kosovars étaient persécutés par les Serbes et il fallait faire cesser le scandale. Les Occidentaux ont contourné cette légalité pour intervenir et faire plier la Serbie." Idem en 2003 en Irak : "L'ampleur de l'intervention n'a rien à voir avec ces frappes, mais les Etats-Unis sont intervenus sans mandat de l'ONU."

Ce que défendent les Occidentaux pour justifier les frappes

Au-delà du droit, Paris et Washington semblent donc se placer sur le registre de l'exigence morale et de la légitimité face à Bachar Al-Assad, "un animal qui tue avec du gaz, qui tue son peuple et aime cela", selon les mots de Donald Trump. "Aujourd'hui, on est peut-être hors du cadre de ces résolutions, mais on est dans le cadre de la légalité internationale. Ce dictateur massacre son peuple et il le fait d'une manière intentionnée", argumentait le président de la commission Défense de l'Assemblée nationale française, la veille des frappes. Une position qui ne convainc pas certains observateurs. 

La légalité morale, c'est le piège absolu, parce que ce qui est moral pour vous ne l'est pas pour moi, etc… C'est un écran de fumée insupportable.

Didier Billion

chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques

"On s'affranchit du droit international avec pour objectif annoncé de le faire respecter", commente Patrick Baudouin, avocat et président d'honneur de la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH). "Cela répond à l'idée qu'il y aurait une sorte de droit international humanitaire relevant de la 'responsabilité de protéger'. Mais ce n'est pas une notion gravée dans le droit international", souligne-t-il. "Responsabilité de protéger, droit d'ingérence : ce sont des concepts vides de toute notion de droit qui permettent de justifier l'emploi de la force en dehors de tout cadre de responsabilité", renchérit Françoise Saulnier, directrice juridique de Médecins sans frontières. "A force d'entorses à la légalité internationale, nous sommes en train de solder les acquis juridiques de la seconde guerre mondiale."

Une partie de la classe politique française a aussi déploré ces frappes. Le député insoumis Eric Coquerel a comparé cette intervention à celle des Etats-Unis en Irak en 2003 et a exigé des "preuves". Marine Le Pen a dénoncé une intervention "en dehors de tout mandat de l'ONU", alors même que "les enquêteurs internationaux ne font qu'arriver aujourd'hui en Syrie." Une mission de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) est arrivée samedi en Syrie et doit réunir des éléments sur les attaques chimiques à Douma. En attendant ses conclusions, la Russie a demandé à ce que le Conseil de sécurité de l'ONU condamne fermement ces frappes. 

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