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Au large des côtes françaises, «Game of Thrones» sur l'île de Sark

Les habitants de Sark n’ont pas de loups de compagnie, comme dans la série, mais la petite île anglo-normande est bel et bien le théâtre d’un duel digne d'un roman. Le dernier seigneur féodal d'Europe y résiste encore et toujours aux assauts des richissimes jumeaux Barclay. Fin octobre, la Cour Suprême anglaise a infligé un revers aux milliardaires, mais la lutte continue.
Article rédigé par Titouan Lemoine
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Vue aérienne de l'île de Sark. Derrière les haies soignées et l'air joyeux, une lutte épique entre féodalistes et réformistes. (Commons)

Sur une carte, l’île de Sark (ou Sercq en français) n’est qu’un point parmi les îles anglo-normandes, peuplé d’à peine 600 habitants. Faisant partie du bailliage de Guernesey, mais pas du Royaume-Uni, Sark était considérée jusqu'en 2008 comme le dernier fief féodal d’Europe. L'île est dominée par ses propriétaires terriens et la Seigneurie (tous les mots en italique sont en français dans le texte) de John Michael Beaumont, le 22e seigneur de Sark.
 

Carte des îles anglo-normandes: Sark dépend du Bailli de Guernesey. Elle est techniquement indépendante, mais délègue de nombreux pouvoirs à Jersey. (Lonely Planet)


Sark est la dernière survivance du Duché de Normandie de Guillaume le Conquérant et de son droit coutumier, qui donne aux joutes légales de l’île un charme surrané. Parmi celles toujours en vigueur aujourd’hui, on trouve la clameur de Haro. S’il s’estime floué, un sercquiai peut s’exclamer, en public : «Haro, Haro, Haro. A mon aide mon Prince, on me fait tort ! » Toute activité contre lui doit obligatoirement être arrêtée jusqu’à ce que l’affaire soit entendue par la justice. La clameur fut utilisée pour la dernière fois en 1970, lors d'un contentieux autour d'un mur de jardin...

Une île propice à toutes les fantaisies, où en 1990, un physicien nucléaire normand pouvait tenter son invasion personnelle. André Gardes était convaincu d'être le descendant légitime d'Hélier de Carteret, le premier seigneur de Sark, qui reçut le fief des mains de la reine Elizabeth Ière. Il vint seul, armé d’un fusil, et afficha sur un panneau son intention de déposer le seigneur et prendre le contrôle de l’île le lendemain à midi. Il fut désarmé au jour et à l’heure dite par l’unique «connétable» de l’île, pendant qu’il chargeait son arme…

Le dernier fief d’Europe
Au début de son règne en 1974, le seigneur John Michael Beaumont disposait de pouvoirs sans équivalent sur sa poignée d’administrés. Il les avait hérités d’une illustre lignée de seigneurs et de dames remontant à 1563.
 
Depuis son «trône» d’os de baleine, il pouvait nommer la plupart des fonctionnaires de l’île (dont le puissant Sénéchal, nommé à vie principal administrateur et premier juge de l'île) et prélevait le treizième, un impôt de 7,69% sur les transactions immobilières. Il présidait également sur le Chefs Plaids, le Parlement composé des héritiers des 40 familles originelles de Sark, avec un droit de veto. Sa seule obligation ? Un cens d’une livre et 79 pennies, inchangé depuis le Moyen-Âge, versé chaque année à la Couronne d’Angleterre en guise d'hommage.

Les îliens, par ailleurs exemptés d'impôts (ce qui vaut à Sark le surnom de «dernier vrai paradis fiscal au monde»), se sont fort bien accoutumés de la tyrannie bonhomme des seigneurs. Quand il n’était pas occupé à exercer ses pouvoirs de despote féodal (une fois tous les trois mois environ), John Michael Beaumont était réputé pour ses dons en jardinage. Comme l’écrit Lauren Collins pour le New-Yorker, «Sark se caractérise par ce qu’elle refuse, comme les voitures, les impôts et l’éclairage public».

Les voitures sont toujours formellement interdites sur l'île de Sark. Les carrioles à chevaux, les vélos et la marche sont toujours les principaux moyens de transport. (Commons)


L'invasion des Barclay
Le chaos vint avec les banquiers. En 1993, attirés par l’absence de taxe foncière et d'impôt sur le revenu, les jumeaux Barclay, dont la fortune est estimée à 6 milliards de livres sterling, acquièrent un tiers de l’île, y compris la totalité de la presqu’île de Brécqhou. Rapidement, les Barclay deviennent une maison avec qui compter sur Sark. Ils y font construire un puissant château de béton, imitation gothique, complété par sa propre batterie de canons et une porte frappée de leur devise, «Aut agere, aut mori» (L'action ou la mort). 

Le château construit par les frères Barclay sur la presqu'île de Brécqhou. Les jumeaux sont si réservés qu'il n'existe presque aucune photo d'eux récente. (Commons)


Les armes de ces nouveaux seigneurs ? L’argent et la démocratie. Pendant des années, les frères font pression pour une réforme du système féodal de Sark. Ils éditent le seul journal de l’île, le Sark Newspaper, qui jure de «garder l'île informée» mais ne rechigne pas sur les unes racoleuses, ouvertement hostiles au «seigneur féodal non-élu». Ils transforment l’économie de l’île, rachètent hôtels et terrains, plantent des vignes, emploient une part toujours croissante de jeunes Sercquiais pour des salaires bien supérieurs à la moyenne. L'île se divise entre «féodalistes», partisans du statu quo, et «réformistes» aux côtés des Barclay.

En 2006, leur campagne paye et le Chefs Plaids décide de sa propre réforme. Le seigneur reste à la tête de l’île et préside toujours l'assemblée en compagnie du sénéchal, mais perd la plupart de ses prérogatives. Le treizième est remplacé par une allocation de 28.000 livres par an. Heureusement pour la tradition, il conserve la seigneurie et reste le seul habitant à avoir le droit d’élever des pigeons et de posséder une chienne fertile. Malgré tout, le système sercquiais n’est plus que semi-féodal et John Michael Beaumont y acquiert le surnom nostalgique du «dernier baron».

Spring is coming
En 2008, pour la première fois, le Chefs Plaids est entièrement élu par les îliens, sans condition de propriété. Pourtant, le scrutin tourne à la déroute pour le clan réformiste. 7 des 9 candidats soutenus par le Sark Newspaper sont battus et malgré le changement de régime, les féodalistes gardent la main ferme sur Sark.

Dans sa longue chronique pour le New-Yorker, Lauren Collins parle de ce scrutin comme le début du «printemps sercquiais» : l’opposition entre les «anciens» de l’île, une classe de rentiers souvent millionaires qui voient l’île comme un refuge à préserver, et les jeunes Sercquiais qui doivent y générer de l’argent ou émigrer. Les premiers sont rétifs à «l'invasion» des Barclay, tandis que les seconds leur doivent souvent leur salaire et sont plus favorables à la modernisation de l'île.

Paradoxalement, ce sont les anciens qui se réclamèrent du printemps sercquiais. Les féodalistes ont perçu l'arrivée des Barclay comme une tentative d'OPA bancaire sur leur mode de vie et leurs traditions. Selon eux, la campagne des Barclay n'a d'autre but que de profiter de la petite taille de Sark pour se créer un Etat sur-mesure, mais quel multimilliardaire n'en rêverait pas?

Entre les deux camps, les tensions ont continué bien après l'élection. Le Sark Newspaper multiplie les campagnes contre John Michael Beaumont, allant jusqu'à l'accuser de «négligence volontaire» lorsqu'il fait transporter sa femme, atteinte d'une attaque, par bateau jusqu'à Guernesey au lieu d'utiliser l'hélicoptère des Barclay. Du côté du «printemps», on adopte une petite guérilla, en coupant de nuit les fils de fers qui maintiennent les vignes des banquiers.

La défaite des banquiers
Ce revers électoral n'a pas entamé la détermination des jumeaux. En réaction au scrutin, ils entament une campagne de fermeture de leurs commerces et hôtels sur Sark. Selon le Sark Newspaper, c'est un geste de protestation. Selon les autres, les banquiers essayent de tordre le bras de l'île par son économie. La mesure s'attire les foudres des Sercquiais de tous bords. Diana Beaumont, la femme du seigneur, donne dans le sarcasme: «Ce sont eux qui ont commencé toutes ces affaires de démocratie, maintenant ils n'aiment plus ça parce qu'ils ont perdu!»

Dès 2009, les Barclay rouvrent leurs commerces un à un, mais lancent l'offensive sur un nouveau front. Dans un premier temps, ils offrent deux millions de livres à John Michael Beaumont pour son fief et promettent de remettre tous ses pouvoirs entre les mains du Chefs Plaids. Devant son refus, ils font appel à la Cour européenne des Droits de l'Homme et à la Cour Suprême du Royaume-Uni. Ils veulent faire déclarer la constitution de l'île de Sark incompatible avec le droit européen et en forcer la «déféodalisation» complète, avec à la clé la suppression des titres de Seigneur et de Sénéchal.

La Cour Suprême a rendu son arrêt à la fin octobre 2014. C'est une nouvelle défaite pour les Barclay. L'institution de Londres concède, non sans un humour très britannique, que «le système féodal de l'île de Sark n'est évidemment pas idéal pour établir un nouveau système légal», mais estime qu'au vu de l'Histoire et des désirs affichés par les habitants, rien n'empêche Sark de conserver ses postes héréditaires et son statut semi-féodal. La CEDH n'a toujours pas rendu son avis.

Début novembre, peu après l'annonce de la Cour Suprême, les frères Barclay ont de nouveau annoncé qu'ils fermeraient leurs hôtels sur l'île lors de la prochaine saison touristique. Très remonté depuis la défaite, le Sark Newspaper vient de plus d'être accusé de «harcèlement» par plus de 50 îliens selon le Guardian. Le journal villipendait seigneur et habitants, les accusant d'entraîner la «chute catastrophique» de l'économie de l'île et multipliait les titres à la limite de la diffamation. 

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