GRAND FORMAT. "On a l'impression de vivre dans 'X-Files'" : à Salisbury, la vie empoisonnée par la tentative d'assassinat d'un ex-espion russe
Les temps sont durs pour Archie. Voilà bientôt trois mois que ce chien du Tibet, un Lhassa Apso de 7 ans, est privé de son pub préféré. Lorsque son maître, Steve Cooper, s'arrêtait pour boire une bière au Mill, il pouvait y profiter des gamelles d'eau, des couvertures et des lits pour chiens mis à sa disposition. Ce bar-restaurant de Salisbury, élu "pub le plus dog-friendly" du Royaume-Uni en 2016, proposait même des biscuits pour chiens confectionnés par la patronne. "Un délice", à en croire le propriétaire d'Archie, qui assure avoir lui-même goûté ces spécialités au beurre de cacahuètes.
Avec la fermeture du Mill, Steve Cooper a perdu non seulement le pub le plus proche de chez lui, mais aussi une certaine forme d'innocence. Bien malgré lui, en mettant les pieds dans cette brasserie le 4 mars dernier avec sa femme et son chien, cet amateur de bières s'est retrouvé aux premières loges d'une tentative d'assassinat et d'une future crise diplomatique internationale. Comme lui, c'est tout Salisbury qui a été secoué par l'empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal, un ancien agent double russe et sa fille, retrouvés inconscients sur un banc de la ville après avoir pris un verre au Mill et déjeuné au restaurant Zizzi.
Près de douze semaines après les faits, le mystère reste aussi épais qu'un brouillard anglais. La police et les équipes de décontamination continuent d'occuper une partie de la ville et des environs. Les habitants, eux, tentent de retrouver une vie normale, entre flegme et impatience.
"Je ne sais pas si je suis indemne"
En ce lundi 14 mai, les passants de Fisherton Street les regardent avec envie. D'ordinaire, par un tel temps estival, les tables en bois du Mill seraient prises d'assaut par des clients ravis d'avoir les pieds dans l'herbe, au bord de la rivière Avon. Les sièges restent vides, rendus à la nature derrière un cordon de sécurité gardé par des policiers qui défient la chaleur en dégustant une glace. Lunettes de soleil sur le nez, en chemisette, Steve Cooper tend le bras vers la porte d'entrée de l'établissement. "J'étais installé juste derrière, pour pouvoir sortir de temps en temps avec Archie", raconte-t-il.
Il faisait froid, le 4 mars. Salisbury se remettait tout juste d'une tempête de neige "d'une ampleur inédite depuis trente ans", selon le chef du conseil municipal, Matthew Dean. Steve Cooper se souvient d'être resté au chaud pour profiter d'une borne d'arcade du Mill et regarder les matchs de foot du dimanche après-midi. En rentrant chez lui avec sa femme, il a bien remarqué un hélicoptère du Samu en train de se poser à proximité. Rien d'étonnant dans le quartier, connu pour ses marginaux et ses petits trafics, près du principal parking de la ville.
L'insouciance s'est vite envolée. Le lendemain, il découvre que l'homme retrouvé sur le banc de la zone commerciale est un ancien espion russe. Le jour d'après, il réalise que lui-même s'était assis sur ce banc, une demi-heure avant le passage des Skripal. Son pic d'angoisse survient au bout d'une semaine, lorsque les autorités annoncent avoir découvert des traces de poison au Mill et à Zizzi. Les clients passés par ces lieux reçoivent alors le conseil de laver leurs vêtements.
"On s'est rendu compte qu'on était davantage en danger qu'on ne le pensait, dit Steve Cooper, commercial dans le secteur de l'eau. Je me suis alors demandé si je n'avais pas contaminé des personnes ou des installations durant la semaine écoulée. C'était ça le plus effrayant."
Les jours suivants, des gens au travail m'ont demandé si c'était une bonne idée que je sois parmi eux. Je n'en savais rien. Et je ne sais toujours pas si je suis indemne.
Officiellement, seules quatre personnes ont été victimes de l'attaque à l'agent innervant de type Novitchok : le père et la fille Skripal, ainsi que deux policiers venus à leur secours. Sergueï Skripal est le dernier à avoir quitté l'hôpital, le 18 mai. Tous sont sortis d'affaire mais leur état de santé reste inconnu. "On nous dit que la vie du policier le plus touché ne sera plus jamais la même, souligne une hôtelière. Qu'est-ce que ça veut dire ?"
Les habitants restent peu informés des spécificités du poison utilisé, considéré comme cinq à huit fois plus dangereux que d'autres neurotoxiques, comme le gaz sarin ou l'agent VX. Selon les autorités, la contamination, qui peut provoquer une mort par asphyxie, ne peut se faire que par le biais d'un contact direct avec la substance et non par inhalation. Le poison aurait été initialement déposé sous forme liquide sur la porte d'entrée du domicile de l'ex-espion.
Le patron de la cellule de crise montée par les autorités locales, Alistair Cunningham, ajoute que 67 autres personnes ont fait état de symptômes divers, sans les détailler. "Aucun de ces cas n'était finalement lié à l'incident", assure-t-il. Plus globalement, le gouvernement assure que le risque pour le public "reste faible", sans donner davantage de détails. Difficile d'en savoir plus auprès de l'hôpital local, qui refuse les interviews et renvoie vers des communiqués laconiques du Service national de la santé. "Un risque faible, c'est différent d'inexistant, note Steve Cooper. J'aimerais qu'on me dise de manière catégorique qu'il n'y a aucun danger, notamment à long terme."
Alistair Cunningham tente de lever les craintes. "Nous avons suivi toutes les personnes qui se trouvaient dans les lieux à risque et aucune n'a eu de symptômes, assure-t-il. Il n'y aura pas d'effets à long terme." Pour lui, le risque en dehors des cordons de sécurité est écarté. Mais il faut encore surveiller l'état psychologique des habitants de la ville, potentiellement affectés par l'affaire et son retentissement.
Solidarité et cérémonie de "purification"
Jusque-là, la paisible Salisbury était réputée pour sa superbe cathédrale et son clocher de 123 mètres, le plus élevé du pays. En quelques jours, la ville de 40 000 habitants a vu débarquer des centaines de policiers, de militaires et de journalistes du monde entier. Les rues de la ville sont devenues un podium de défilé pour treillis, tenues de protection et combinaisons jaune fluo. "On a l'impression de vivre dans un film X-Files", a résumé un habitant, vidéo à l'appui.
"Cela faisait vraiment peur", confirme Berenice Marsh, 52 ans. Cette propriétaire d'un magasin de déguisements et d'articles de fête, situé à quelques dizaines de mètres du fameux banc, s'est retrouvée en première ligne de l'enquête. "A plusieurs reprises, j'ai fermé en avance, parce que je ne me sentais plus à l'aise", dit-elle.
Les hélicoptères, l'armée... C'était comme si la troisième guerre mondiale commençait devant moi.
Cette agitation soudaine a provoqué quelques tensions dans la ville. Au moins quatre agressions contre des policiers chargés de surveiller les cordons de sécurité ont été recensées en mars. Un homme, ivre au moment des faits, a été condamné à quatre mois de prison après avoir franchi le périmètre et crié des propos haineux envers les Russes. Un voisin de Sergueï Skripal, lui aussi sous l'emprise de l'alcool, a reçu une amende pour avoir menacé d'égorger un agent. Son avocat a expliqué que la frénésie dans le quartier, où des habitants se sont retrouvés à vivre dans le périmètre de sécurité, avait "dégradé la santé mentale" de cet homme, déjà atteint de schizophrénie paranoïde.
Mais un vent de solidarité s'est aussi emparé de la ville. Une vente de gâteaux a été organisée pour soutenir le policier le plus gravement empoisonné. Des agents montant la garde devant la maison de Sergueï Skripal se sont vu distribuer des repas par des résidents. Richard Coleman, propriétaire d'un café-restaurant, s'est mis à offrir des boissons gratuites aux secouristes et aux enquêteurs déployés dans la ville. "Ils étaient loin de chez eux et n'avaient même pas de cafétéria, explique-t-il. J'ai voulu faire un geste pour les soutenir."
Assis sur un banc de son église, à quelques dizaines de mètres du Mill, le recteur de la paroisse Saint-Thomas, Kelvin Inglis, salue la résilience de la population. "Il n'y a jamais eu de panique, plutôt un niveau variable d'angoisse", estime ce père de famille de 56 ans. Pour accompagner ses fidèles, il a aménagé un petit espace de prière, "avec un bout de papier et deux bougies", qu'il a laissé en place durant un mois. "Les gens n'ont pas particulièrement ressenti le besoin de se tourner vers la religion, constate-t-il. Le fait qu'il n'y ait pas eu de mort a limité l'impact de cet épisode."
J'ai noté une réaction très britannique, en mode "on continue".
Six semaines après le début de l'affaire, comme pour tourner la page, Kelvin Inglis a organisé une cérémonie de "purification" dans son église, en présence des responsables locaux de la police, des services de santé et du monde politique. À la fin, il a conduit l'assistance à proximité d'un cordon. "J'ai projeté de l'eau baptismale, comme pour nous débarrasser de toutes les mauvaises choses, raconte-t-il. Il s'agissait avant tout de célébrer Salisbury, de rappeler que c'est un bel endroit et de rassembler les gens autour de quelque chose de positif."
Les colombes de la "renaissance"
Et si l'optimisme revenait par l'art ? Depuis le début du mois, des dizaines, puis des centaines d'origami en forme d'oiseaux ont fait leur apparition dans les vitrines du centre-ville, après avoir quitté leur nid, la cathédrale. "Tout est parti de l'exposition itinérante Les Colombes, de l'artiste allemand Michael Pendry, que nous avions prévue d'accueillir dans le cadre du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, explique le chanoine Robert Titley. Au vu des événements, nous avons décidé de l'étendre au-delà des murs de la cathédrale."
Il est difficile de penser à une installation artistique qui aurait eu plus de résonance que celle-ci.
Le chef de l'exécutif municipal, Matthew Dean, voit dans cette invasion d'oiseaux en papier, à laquelle ont participé des écoles et des associations, "le symbole de la renaissance" de la ville. Même une boutique de tatouages, plus habituée aux têtes de mort, a suspendu ces colombes. Elles volent à côté de t-shirts fraîchement floqués "Salisbury keeps calm and carries on" ("Salisbury reste calme et continue"), en clin d'œil à un slogan inventé par le gouvernement britannique en 1939 ("Keep calm and carry on"). "Salisbury a déjà survécu à deux guerres mondiales", rappelle, en écho, Charles Aldridge, patron d'une boucherie historique du centre-ville, qui a accroché quatre colombes de part et d'autre de son store.
Ces symboles suffiront-ils pour tourner la page ? A Salisbury, tout le monde attend surtout la levée des derniers périmètres de sécurité. "Combien de temps est-ce que tout ce cirque va encore durer ?", peste une retraitée, contrainte d'entrer dans le magasin de rideaux de Richard Wheeler par la porte de service. "On ne reçoit aucune information fiable et le gouvernement n'a pas l'air pressé", se désole le gérant. "On ne comprend pas pourquoi cela traîne autant, ajoute, depuis son église, Kelvin Inglis. La plupart du temps, on a l'impression que rien ne se passe derrière les cordons."
Alistair Cunningham assure que les opérations de décontamination ont lieu "24 heures sur 24, 7 jours sur 7" et que des prélèvements doivent être analysés régulièrement pour s'assurer de la bonne décontamination des sites. Selon le chef de la cellule de crise, une partie du dispositif sera levée d'ici la fin du mois. Pour les établissements The Mill et Zizzi, il faudra attendre "l'été". "Nous en aurons alors fini avec le rétablissement de court-terme, dit-il. Nous savons que le retour à la normale en terme touristique prendra bien plus de temps, un an peut-être." Il espère que la ville saura se relever de ce cadeau empoisonné et profiter au moins d'une "opportunité" : s'être fait un nom à l'échelle mondiale.
Des commerces désertés
En cette mi-mai, il faut avoir l'œil affûté pour remarquer que Salisbury se remet d'une crise d'ampleur. Seuls neuf commerces sont toujours fermés et une infime proportion du centre-ville est bouclée par la police. Les opérations de décontamination se font désormais derrière des bâches, à l'abri des regards. Comme si de rien n'était, des groupes de collégiens français, des touristes anglais et des travailleurs locaux se croisent dans les rues de la ville, devant des boutiques décorées en l'honneur du prince Harry et de Meghan Markle.
Pourtant, le retour à la normale est encore loin : il manque du monde en ville. "Beaucoup de gens n'ont toujours pas remis les pieds dans le centre, assure Berenice Marsh, la patronne de la boutique d'accessoires de fête. D'autres reviennent avec méfiance. J'ai vu une femme se couvrir le visage avec son écharpe, disant qu'on n'était jamais trop prudent." Selon Charles Aldridge, un boucher, "ceux qui ont la possibilité d'éviter Salisbury vont faire leurs courses ailleurs". Susi Mason, qui tient un magasin d'objets de décoration, pointe la responsabilité des médias, "qui ont donné l'impression que l'ensemble de la ville était bouclé". Seuls neuf lieux sont encore sécurisés, dont le banc où ont été retrouvés les Skripal.
En mars, la fréquentation piétonne en ville a officiellement chuté d'environ 20%. Cette désertion a eu de lourdes conséquences sur la vie économique, en particulier pour les commerces du centre-ville situés à proximité du "banc des Skripal". "Pour moi, c'est un repli d'activité de 75%", déplore Richard Wheeler, gérant d'un magasin de rideaux, dont la porte d'entrée devant le banc reste condamnée.
Le secteur du tourisme, l'un des poumons de la cité, qui attire notamment pour son centre-ville médiéval et sa proximité avec les sites pré-antiques de Stonehenge et d'Old Sarum, a été lourdement touché. La cathédrale de Salisbury, qui accueille environ 300 000 personnes par an, a enregistré une baisse initiale du nombre de visiteurs de l'ordre de 40%. Le chiffre est passé à 20% en avril, selon l'un de ses responsables, Robert Titley. "Roosevelt avait vu juste avec cette citation 'la seule chose dont nous devons avoir peur, c'est la peur elle-même'."
Pour faire revenir les visiteurs et sauver les commerces, le gouvernement britannique a débloqué une enveloppe d'un million de livres (1,15 million d'euros). Une quarantaine d'entreprises ont d'ores et déjà reçu une subvention financière. "Notre priorité est d'éviter les faillites et de sauver les emplois", explique Alistair Cunningham, le responsable de la cellule de crise. Les parkings de la ville ont aussi été rendus entièrement gratuits pendant près de deux mois pour booster le shopping, autour d'un slogan lancé sur les réseaux sociaux : #SalisburyIsOpen (#SalisburyEstOuverte).