Bagarreur, bling-bling et fan de lions : Ramzan Kadyrov, l'ami du Kremlin qui persécute les homosexuels de Tchétchénie
Au pouvoir depuis 2007, le président tchétchène, protégé de Vladimir Poutine, est accusé d'être à l'origine de nombreuses exactions contre ses opposants politiques et d'avoir participé à des séances de torture.
"S'il y a des gays [en Tchétchénie], emportez-les au Canada. Plaise à Dieu, prenez-les pour qu'on n'en ait pas ici. Pour purifier notre sang. S'il y en a, prenez-les." Le 14 juillet 2017, Ramzan Kadyrov, président de la république russe de Tchétchénie, accorde une interview à la chaîne américaine HBO. Les nouvelles venues de ce petit territoire du Caucase sont terribles : selon le journal Novaïa Gazeta, plus d'une centaine d'homosexuels ont été arrêtés ces derniers mois. Ils sont piégés, persécutés, torturés, parfois tués. Face à ces accusations, les réponses de Ramzan Kadyrov sont aussi glaçantes que surréalistes. Chez les Tchétchènes, il n’y a "pas de gens comme cela", assure-t-il, mais si c’est le cas, "ils sont le diable. Il faut s'en débarrasser, ce ne sont pas des hommes".
>> VIDEO. L'image maîtrisée de l'incontrôlable Ramzan Kadyrov
Si ces propos vous surprennent, vous connaissez mal Ramzan Kadyrov. Celui qui dirige la Tchétchénie d’une main de fer depuis 2004 est coutumier des déclarations provocatrices, des prises de position ultraconservatrices et il est soupçonné des mêmes exactions contre ses opposants, dont certains ont été tués. Franceinfo dresse le portrait d'un personnage au tempérament explosif qui garde, malgré les scandales, le soutien du Kremlin et de Vladimir Poutine.
Il pose aux côtés de stars et d'animaux
Pour se faire une idée du personnage, son compte sur le réseau social Instagram est une fenêtre privilégiée, et parfois déroutante. Il s'en sert d'une façon presque aussi compulsive que Donald Trump utilise Twitter, et compte 2,8 millions d'abonnés, soit le double de la population de la Tchétchénie. Et il y présente un visage parfois candide : on peut le voir prenant dans ses mains un oisillon, nourrissant des faons au biberon ou chevauchant sa monture dans le soleil couchant. En 2005, il est tout content de montrer à des journalistes de la BBC un lionceau qu'il a reçu en cadeau. Quand il tend la main, l'animal montre ses dents. "Un jour, je lui apprendrai qui est le maître. Soit ce lion me tuera, soit il apprendra à obéir", prévient le président tchétchène. "Le choix est le même pour la république qu'il dirige", commente le reporter de la radio britannique. Il n'a, en tout cas, pas perdu sa passion des lions depuis.
Les fauves ne sont qu'un aspect du style de vie très bling-bling de Ramzan Kadyrov. Dans un câble diplomatique révélé par WikiLeaks, un ambassadeur américain en Russie décrit, sidéré, l'apparition de Ramzan Kadyrov dans un mariage au Daguestan. Arrivé entouré d'homme en armes, il est décrit comme "dansant maladroitement, son arme automatique en plaqué or coincée à l'arrière de son jean". Avec le père du marié, ils couvrent des danseurs de billets : "Les danseurs ont probablement ramassé plus de 5 000 dollars sur les pavés", estime l'ambassadeur. Le dictateur n'a pas oublié d'apporter un cadeau de mariage, cinq kilos d'or pur.
Régulièrement, il invite à ses propres fêtes (contre une probable rémunération) des stars comme Steven Seagal, Maradona, Mike Tyson ou le très russophile Gérard Depardieu, que l'on voit danser avec lui dans une vidéo de 2013 publiée par Le Monde. Son dernier invité de marque, mi-juillet, était l'ancien footballeur brésilien Ronaldinho, que l'on voit réprimer un bâillement devant des danses traditionnelles.
Un musulman très conservateur
Kadyrov le bon vivant est aussi un pieux musulman – comme la majeure partie des Tchétchènes – qui a fait de sa république un état très conservateur : restrictions sur la vente d'alcool, port du voile pour les femmes dans l'administration... Il n'a rien contre la polygamie, pourtant interdite par la loi russe : il a soutenu un de ses proches dans son mariage à une deuxième épouse âgée de 17 ans. En 2009, il va jusqu'à justifier une série d'assassinats soupçonnés d'être des crimes d'honneur. "Quand une femme se comporte de façon amorale, l’homme la tue. Kadyrov a dit qu’il comprend la motivation des gens qui ont tué", justifie un de ses conseillers. Après l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015, et la publication par le journal de nouvelles caricatures de Mahomet, il s'exprime devant des centaines de milliers de manifestants anti-Charlie à Grozny, la capitale tchétchène.
Toujours en 2015, il réprimande publiquement, à la télévision, des hommes qu'il accuse d'avoir laissés leurs épouses "s'exprimer librement sur les réseaux sociaux" : "Enfermez-les à double tour, ne les laissez pas sortir et elles ne posteront plus rien." Une position conservatrice qu'il présente comme une façon de couper l'herbe sous le pied des islamistes. Les empêcher de nuire est d'ailleurs la principale mission qui lui est confiée par Moscou. Ils restent pourtant bien présents, la région fournissant notamment de nombreux combattants à l'Etat islamique.
Au pouvoir à la mort de son père dans un attentat
Ramzan Kadyrov, qui porte plus souvent le treillis que le costume, ne manque pas une occasion de mettre en scène sa force, une communication rappelant celle de Vladimir Poutine. Sur Instagram toujours, on peut le voir maîtrisant un crocodile à mains nues (et sans doute avec un peu de mise en scène), effectuant ses exercices quotidiens et posant en tenue de guerrier traditionnel. Pour Ramzan Kadyrov, la virilité est constitutive de l'identité tchétchène, comme il l'explique, en 2004, à la journaliste russe Anna Politkovskaïa, dont le récit est publié par Le Monde.
Je ne dirais pas que nous sommes stupides, mais nous, les Tchétchènes, sommes plus guerriers que les autres nations.
Ramzan Kadyrovcité par "Le Monde"
En 2013, ce passionné de boxe monte sur le ring pour recadrer un ministre négligent à coups de poing, sous l'œil des caméras, raconte Le Figaro. "Avec un crochet du gauche et du droit, je lui ai expliqué qu'il devait faire marcher sa tête", se vante-t-il sur Instagram.
Le parcours de Ramzan Kadyrov est davantage celui d'un combattant que d'un diplomate. Au départ, c'est son père Akhmad qui est nommé à la tête de la Tchétchénie en 2003. Lors du premier conflit qui a déchiré la région, entre 1994 et 1996, celui qui est alors grand mufti de Tchétchénie appelle pourtant à la "guerre sainte" contre Moscou, et estime qu'étant donné la faible population de sa petite république, "chaque citoyen tchétchène devrait tuer au moins 150 Russes". Mais il change de camp face à la montée de l'islam radical. Quand il dirige la Tchétchénie, son fils Ramzan est chargé de la sécurité.
Mais en 2004, Akhmad Kadyrov est tué dans un attentat : une bombe avait été coulée dans le béton du stade, tout juste rénové, où il assistait à un défilé militaire. Une faille de sécurité qui, loin de signer la fin de la carrière de Ramzan Kadyrov, le propulse au sommet. Il est convoqué à Moscou le jour même. Devant les caméras, Vladimir Poutine console ce jeune homme en survêtement, au visage encore juvénile. Il devient, de fait, le nouveau leader de la Tchétchénie, même si, à 27 ans, il est encore trop jeune pour être officiellement désigné président – ce qui attendra 2007.
A la tête d'une milice accusée d'exactions
Terré dans son village natal de Tsentoroï, Ramzan Kadyrov gouverne entouré de sa milice personnelle, les "Kadyrovtsy". Certains sont des policiers, d'autres des militaires, et une partie a combattu comme lui du côté des rebelles dans les années 1990, explique la BBC, qui leur rend visite en 2005. Ils décrivent des hommes armés jusqu'aux dents et qui se mettent au garde-à-vous en trente secondes à l'arrivée de leur chef. "Regardez-les, lance Ramzan Kadyrov. Des uniformes américains, des armes russes, des croyances islamiques et un esprit tchétchène. Ils sont invincibles."
En 2009, le New York Times publie le témoignage d'un homme, Umar Israilov, enlevé par les "Kadyrovtsy" avant d'être torturé, à l'époque où Ramzan Kadyrov n'était que le chef de la sécurité de son père : "Une fois, Umar Israilov dit avoir été attaché à des fils, et Ramzan Kadyrov lui a administré des chocs électriques. C'est son truc", se souvient-il. Après avoir survécu à la torture, le jeune homme accepte de devenir lui-même un milicien pour sauver sa peau, mais finit par déserter à l'étranger. C'est alors son père Sharpuddi qui est enlevé, pour faire pression et le forcer à rentrer en Russie. Ce dernier explique au journal avoir été enfermé dans une pièce avec d'autres détenus.
[Ramzan Kadyrov] se baladait entre les victimes, frappant certains, électrocutant d'autres, tout en jouant au billard. (...) Il était juste venu s'amuser.
Sharpuddi Israilovau "New York Times"
Il sera finalement libéré et quittera le pays. Son fils Umar, exilé a Vienne (Autriche), est abattu en pleine rue, en 2009, avant même que le journal ait pu publier son histoire.
A l'époque, des ONG s'alarment de ces disparitions, qui font écho au sort des homosexuels aujourd'hui. "Un très grand nombre de personnes disparaissent plusieurs heures ou plusieurs jours, et rentrent chez elles molestées et brisées psychologiquement", quand elles ne disparaissent pas tout simplement, décrit Natalia Estemirova, membre de l'ONG russe Memorial, au LA Times en 2008. Un an plus tard, elle est enlevée à Grozny et son corps, battu et criblé de balles, est retrouvé dans un bois, rapporte Le Monde. Selon son organisation, elle avait été personnellement menacée par Ramzan Kadyrov.
Il rêve de défier ses ennemis en duel
Face à ces accusations, Ramzan Kadyrov dément, bien sûr, mais adopte une attitude pour le moins ambiguë, comme le raconte ce même article du LA Times : "Quand Kadyrov entend le terme 'organisations de défense des droits de l'homme', il sourit, place un couteau entre ses dents et le mord. Puis il dit que toutes ces histoires sont des mensonges."
Il est plus bavard quand il s'agit d'évoquer la lutte contre les séparatistes, ceux qu'il appelle les "bandits". Quand un de leurs chefs est tué, en 2006, il fait exhiber, devant les caméras, son cadavre dénudé à ses pieds. En 2004, il confie à la journaliste Anna Politkovskaïa son rêve de défier en duel un autre chef rebelle, Chamil Bassaïev, qu'il respecte davantage.
Je prie Allah pour qu'il me permette de défier Bassaïev en combat singulier. Chacun a ses rêves. Certains rêvent d'être président, d'autres d'être aviateur ou agriculteur... Moi, je rêve de me confronter à Bassaïev, dans une bataille loyale. Mon groupe contre le sien, et personne d'autre.
Ramzan Kadyrovcité par "Le Monde"
Quand ce dernier sera finalement tué en 2006, Ramzan Kadyrov regrettera de n'avoir pu s'en charger lui-même.
La peur semée par le chef de la république de Tchétchénie et ses hommes rendent difficile l'évaluation de sa popularité auprès de la population. Grâce aux largesses financières consenties par Moscou, Grozny n'est plus le champ de ruines qu'elle était avant l'arrivée de son père au pouvoir. Quand Libération s'était rendu sur place au début de son règne, en 2007, les avis étaient contrastés. "Ramzan Kadyrov n'est peut-être pas très intelligent, concédait un habitant, mais au moins il réalise quelque chose pour le peuple tchétchène. Grâce à lui, la vie a repris des couleurs !" Mais un haut-fonctionnaire pointait la corruption au service du jeune leader : "Pour un rouble que Kadyrov investit dans la reconstruction, il en empoche quatre auprès des investisseurs, de la diaspora tchétchène ou des autorités fédérales russes."
Le "petit dragon" de Vladimir Poutine
Dix ans plus tard, Ramzan Kadyrov, qui avait pourtant menacé de se retirer du pouvoir en 2016, semble inamovible. Même si Moscou montre parfois quelques signes d'agacement. Quand il organise un combat de MMA, sport de combat où tous les coups sont permis, entre des enfants, dont trois de ses fils, l'Etat russe ouvre une enquête, raconte 20 Minutes. Quand il propose en 2014 de détruire les maisons des familles de terroristes, Vladimir Poutine le remet en place comme on discipline un enfant turbulent : "Sa déclaration était peut-être un peu trop guidée par ses émotions. Je pense qu'il est compréhensible d'être ému dans ce genre d'affaires."
Difficile de savoir si la pression internationale croissante au sujet du sort des homosexuels poussera le Kremlin à perdre patience envers son turbulent protégé. Lui et Vladimir Poutine affichent régulièrement leur proximité. Et "une tentative de l'écarter de sa fonction, ou de le traduire en justice, pourrait provoquer une nouvelle guerre en Tchétchénie", déplore l'opposant russe Ilya Yachine cité par The Guardian.
"C'est une histoire vieille comme la Russie : le Kremlin a élevé un petit dragon et doit maintenant le nourrir régulièrement pour qu'il ne crache pas du feu", écrivait Anna Politkovskaïa en 2004. Le 7 octobre 2006, elle était abattue dans son hall d'immeuble. Deux Tchétchènes ont été condamnés à la perpétuité en 2014 comme auteur et organisateur de l'assassinat. Mais les commanditaires n'ont jamais été identifiés.
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