Reportage Depuis la tuerie du Crocus, les migrants d’Asie centrale sont devenus des "ennemis de l’intérieur" en Russie

Article rédigé par Sylvain Tronchet - Anastasia Sedukhina
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des policiers effectuent un contrôle de papiers dans le quartier de la grande mosquée de Moscou. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Pourchassés par la police, harcelés, voire agressés par des groupes nationalistes et extrémistes, les migrants originaires d’Asie centrale vivent une période difficile en Russie. Le discours tenu par le pouvoir russe après l’attentat du Crocus a soufflé sur les braises d’une xénophobie historiquement présente dans le pays.

Le 24 mars dernier, deux jours après l'attentat du Crocus, Damir*, un magasinier originaire du Tadjikistan se rend dans un centre commercial, près de chez lui. Sur le chemin, il aperçoit de nombreux policiers. Deux d'entre eux se dirigent vers lui. Ils lui signifient qu'il doit les suivre au poste de police. "Là, il y avait déjà plus cent hommes originaires du Tadjikistan et d'Ouzbékistan, raconte-t-il d'une voix lasse. J'ai été détenu pendant deux jours. Ensuite, ils m'ont envoyé au tribunal où on m'a expliqué qu'on ne me retrouvait dans les bases de données. Ils m'ont donné dix jours pour quitter le pays. Mais en fait, j'avais des papiers en règle et un permis de travail payé jusqu'au 28 mai."

L'attentat, commis par un commando composé de quatre Tadjiks, dont deux étaient des travailleurs migrants installés en Russie, a eu impact immédiat sur la communauté, et au-delà, sur tous les ressortissants d'Asie centrale qui seraient aux alentours de quatre millions dans le pays.

Depuis, Damir vit reclus chez lui, dans la banlieue de Moscou, ne sortant plus que pour aller travailler. Il espère échapper aux contrôles, incessants, depuis mars. Tous les vendredis, le quartier de Prospekt mira ("avenue de la Paix") se remplit de musulmans venant prier à la grande mosquée de Moscou. Sur le chemin de la station de métro, des dizaines de policiers et d'Omon (forces antiémeutes) contrôlent les fidèles.

Des policiers à cheval devant la grande mosquée de Moscou (Russie) lors d’une prière du vendredi, le 10 avril 2024. (DMITRI GOLUBOVICH / ANADOLU)

"Il suffit que tu portes une barbe pour que tu sois contrôlé", sourit Sultan*, un jeune kirghize, cuisinier dans un restaurant, qui raconte qu'il a été retenu de longues heures à la frontière lors de son dernier retour en Russie. "Mais la situation est encore plus difficile pour les Tadjiks et les Ouzbeks que pour nous", assure-t-il. Le Kirghizistan est membre de l'Union eurasiatique, et ses ressortissants n'ont pas besoin de permis pour travailler en Russie.

"À chaque vol, 20 à 30 passagers sont renvoyés dans leur pays"

"Malheureusement, nos compatriotes tadjiks font l'objet de contrôles très durs aux aéroports, explique Muhammad Sobirov, membre d'un groupe de bénévoles qui assiste ses compatriotes face aux autorités. Les gardes-frontières prennent les téléphones, et s'ils trouvent à l'intérieur quelque chose qui a un rapport avec l'Ukraine, où s'ils voient que vous avez fait le pèlerinage en Arabie saoudite, ils vous interrogent. À chaque vol, 20 à 30 passagers sont renvoyés dans leur pays d'origine", affirme-t-il. Cet avocat de formation confirme ce que plusieurs migrants ont raconté à franceinfo : avoir des papiers en règle n'est pas une garantie de rester en Russie.

"Il y a de nombreux cas où les policiers emmènent le ressortissant étranger en règle au poste, là ils l’accusent de ‘petit hooliganisme’ et, sur cette base, ils lui délivrent une interdiction de territoire."

Muhammad Sobirov, membre d’un groupe de bénévoles

à franceinfo

La tuerie du Crocus a eu un impact très fort sur l'attitude des autorités vis-à-vis des migrants d'Asie centrale confirme Alexander Verkhovsky, directeur du Centre SOVA, qui observe les phénomènes nationalistes et xénophobes en Russie. "En réalité, ces campagnes anti-migrants ont débuté dans la seconde moitié du 20e siècle, mais le sujet avait disparu au début de la guerre. L'attentat l'a remis au premier plan", analyse-t-il. De fait, le sujet est devenu omniprésent dans l'espace public et politique russe. La Douma examine actuellement cinq projets de loi consacrés aux migrants. Les députés envisagent notamment de faire de la nationalité étrangère une circonstance aggravante en cas d'infraction. De nombreuses régions ont commencé à publier des listes de métiers désormais interdits aux migrants. 

"Rasez-vous la barbe et ne portez pas de niqab"

Certains politiques, à l'image de Piotr Tolstoï proposent carrément de supprimer l'actuel système de visa et de ne délivrer de permis de travail que si le migrant peut justifier d'une embauche préalablement à son entrée sur le territoire russe. Le vice-président de la Douma multiplie par ailleurs les déclarations agressives. En mai dernier, il expliquait au micro d'une radio ce qu'il pensait de l'arrivée de migrants des ex-républiques soviétiques asiatiques : "Bien sûr, nous sommes désolés pour eux. Ils n'ont pas d'électricité, pas d'eau - c'est le prix de leur indépendance. Mais comme ils ont obtenu leur indépendance en chassant tous les Russes de leurs républiques - eh bien, les gars, quand vous venez en Russie, veuillez vous raser la barbe, ne pas porter de niqab et, obéir à nos lois !", assénait l'arrière-petit-fils de l'écrivain.

Ce type de discours a infusé petit à petit dans la société russe. Ces derniers mois, plusieurs groupes de "citoyens volontaires" ont effectué des descentes remarquées dans des foyers ou des lieux connus pour être fréquentés par des migrants. Habillés en treillis, cagoulés, ces mouvements évoluent en dehors de tout cadre légal, parfois sous l'œil de la police qui ne trouve rien à redire à leurs opérations de contrôle de papiers. "Nous poursuivons notre mission de nettoyage de notre ville des migrants et des criminels", criait ainsi l'un des membres de la section de la ville de Mytichtchi, dans la grande banlieue de Moscou, dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux à la suite de l'une de leurs actions.

"Le nombre d'agressions contre les migrants a augmenté de façon spectaculaire"

Certains vont encore plus loin. "La violence de rue contre les migrants avait quasiment disparu en 2020, constate Alexander Verkhovsky. Mais depuis l'année dernière, le nombre d'agressions a augmenté de façon spectaculaire. Elles ne sont pas commises par ceux qui font des descentes dans les foyers. Ce sont des gens clairement différents, de style néonazi. C'est une nouvelle génération. Pour l'instant, les autorités n'arrivent pas à enrayer cette tendance et nous nous attendons à ce que les chiffres augmentent rapidement"; s'inquiète le chercheur. 

Dans le contexte russe de 2024, où toute contestation des orientations du pouvoir peut valoir des ennuis, même les défenseurs des migrants finissent par épouser le discours des autorités. Dans son bureau du centre de Moscou, Renat Karimov, le président du syndicat des travailleurs migrants ne conteste pas que ses adhérents rencontrent de plus en plus de problèmes.

Renat Karimov, le président du syndicat des travailleurs migrants. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

"Nous recevons des appels d'adhérents qui nous disent : 'Je suis bloqué à l'aéroport, ils ne me laissent pas passer'. Bien sûr, je déplore ces contrôles massifs", explique cet homme originaire du sud de la Russie. "Mais il faut comprendre la société russe. 150 Moscovites sont morts dans un attentat terroriste, dont les auteurs étaient quatre ressortissants du Tadjikistan, dont deux travailleurs migrants. Vous comprenez ?", ajoute-t-il d'un air entendu.

"Je ne veux plus retourner travailler en Russie"

En l'absence de statistiques officielles, il est impossible de savoir quel impact ont eu ces mesures sur l'immigration en provenance d'Asie centrale en Russie ces derniers mois. Mais les pays concernés n'ont pas tardé à réagir. Les ambassades du Tadjikistan et du Kirghizistan déconseillent désormais à leurs ressortissants de venir en Russie. En Ouzbékistan, le gouvernement a admis qu'il y avait moins de nationaux installés en Russie, mais a mis cette évolution sur le compte de l'amélioration de la situation économique locale.

Depuis l'Ouzbékistan, Timur* maudit la Russie, qui l'a expulsé le mois dernier. Il avait réussi tous les examens pour renouveler son permis de travail, mais manquait d'argent pour le payer en raison de l'augmentation de leur prix.

"Je m’étais dit que j’allais travailler un peu et payer mon permis. Mais j’ai été arrêté en allant au travail."

Timur*, ressortissant ouzbek

à franceinfo

"Je ne veux plus retourner travailler en Russie, il y a beaucoup trop de nationalisme. J'ai eu trop de problèmes avec la police. Dès qu'ils voient un Asiatique, ils l'arrêtent. J'aimerais aller en Europe", poursuit-il. En attendant, cet ancien livreur de fleurs est rentré dans la région de Samarcande. "Ici, les autorités russes ont déjà commencé à s'immiscer dans nos affaires intérieures et dans notre politique intérieure. Si j'en avais l'occasion, je les enverrais en enfer", conclut-il, amer.

*Les prénoms ont été modifiés

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