Pourquoi l'offensive turque en Syrie fait craindre la résurgence de l'organisation Etat islamique
Menace sur les prisons et les camps de jihadistes, risque d'un éparpillement des combattants de l'EI... L'opération lancée mercredi par Ankara inquiète la communauté internationale.
L'offensive de la Turquie dans le nord-est de la Syrie, lancée mercredi 9 octobre, a provoqué un tollé international. La crainte des différents pays ? Que cette décision unilatérale d'Ankara, qui entend mater la milice kurde YPG, ne provoque une résurgence de l'organisation Etat islamique. Jeudi, la France a demandé la tenue d'une réunion d'urgence de la coalition internationale qui, sous commandement américain, s'est engagée dans la lutte contre le groupe terroriste.
"La France demande à ce que cette coalition (...) se réunisse aujourd'hui et dise 'voilà, quelle est la situation, comment est-ce qu'on fait, qu'est-ce que vous Turcs voulez faire, qu'est-ce que vous Américains voulez faire, comment est-ce qu'on assure la sécurité des lieux où il y a aujourd'hui des jihadistes et des combattants en prison ?', bref mette tout sur la table de manière claire pour que chacun assume ses responsabilités", a précisé le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Car en ouvrant un nouveau front face aux seules forces qui, au sol, combattent les jihadistes, la Turquie prend le risque de favoriser la réorganisation de l'EI.
Une menace sur les prisons et camps kurdes
Les Forces démocratiques syriennes (FDS, un groupe dont l'essentiel est composé d'YPG kurde) ont combattu l'Etat islamique en Syrie avec l'appui aérien des Occidentaux. Sur le terrain, c'est donc YPG qui gère aujourd'hui les prisons dans lesquelles les quelque 10 000 jihadistes, dont 2 000 étrangers, capturés au cours des combats, sont enfermés. Les Kurdes du nord-est syrien ont également le contrôle des camps abritant environ 80 000 membres des familles de ces jihadistes et dans lesquels l'idéologie jihadiste perdure.
Mercredi, les FDS ont accusé les Turcs de viser ces camps et prisons volontairement. Dans un communiqué, elles les accusent d'avoir même touché, au cours de bombardements, une prison de Kamichli où sont détenus de nombreux membres de l'EI d'une soixantaine de nationalités. "Ces attaques de prisons abritant des terroristes de Daech conduiront à une catastrophe dont le monde pourrait ne pas être en mesure de gérer les conséquences à l'avenir", ont-elles écrit dans un communiqué.
Les Kurdes maintiennent aussi que l'ouverture d'un front contre les Turcs va nécessairement se faire au détriment de la surveillance de ces camps. "[Les hauts responsables kurdes] disent concentrer leur énergie sur la résistance à l'offensive turque, et non plus sur la surveillance, notamment des camps (...), explique David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques, cité par franceinfo. (...) C'est la sécurisation de ces camps qui pose déjà problème, et qui préoccupe les Européens, comme les Français et les Britanniques."
Jeudi, Jean-Yves Le Drian a relativisé ces craintes d'évasion : "C'est une inquiétude qu'il faut prendre en considération mais nous n'en sommes pas là", a-t-il nuancé. Mais l'initiative des Etats-Unis, qui ont mis à l'abri "plusieurs douzaines" de membres de l'EI détenus par les FDS, certainement en Irak, traduit que l'inquiétude face à d'éventuelles évasions de jihadistes est bien réelle.
Le réveil de cellules dormantes
Face à l'offensive turque, "on va essayer de jongler sur plusieurs fronts avec les moyens dont on dispose", a réagi à l'AFP le représentant en France des responsables kurdes, Khaled Issa. "On est obligés de retirer une partie [de nos hommes], même sur la vallée de l'Euphrate, où éventuellement le régime et ses alliés peuvent avancer. Cette opération [turque] aura un impact bien négatif sur notre combat contre les cellules dormantes de l'EI, qu'on faisait tous les jours."
Car si la chute du califat autoproclamé a été annoncée en mars par les FDS, le groupe jihadiste tente de se reformer et conserve une présence dans plusieurs régions de Syrie. Ainsi, en juillet, les forces de la coalition avaient mené une opération fin juillet, tuant cinq jihadistes de l'EI dans la province de Deir Ezzor, lesquels avaient "joué un rôle clé dans la facilitation d'attaques menées dans le secteur, contre les forces de sécurité et des civils innocents", selon le porte-parole de la coalition. Face à la recrudescence des attaques jihadistes cet été, la lutte contre les cellules dormantes du groupe Etat islamique s'était ainsi intensifiée, confirmait RFI.
Par ailleurs, l'hypothèse d'une fuite de certains islamistes radicaux vers les autres terres de jihad avait été évoquée fin septembre par le coordinateur national du renseignement français, Pierre de Bousquet de Florian. Il avait précisé qu'une quarantaine de jihadistes français étaient parvenus à quitter la province d'Idleb, en Syrie, pour rejoindre d'autres cellules d'EI en Asie du Sud-Est, en Afghanistan et au Sahel. "Si des cadres de l'EI s'évadent à la faveur du chaos, ils seront en mesure de remonter des opérations dans la zone. Et s'ils fuient le champ de bataille syrien, ils pourraient renforcer des groupes radicaux islamistes dans le reste du monde", abonde Sam Heller, analyste à l'International Crisis Group, cité par l'AFP.
Des retours de jihadistes en Europe
Quid des jihadistes européens emprisonnés en Syrie ? Interrogé sur leur sort, Donald Trump a pronostiqué qu'ils allaient "s'échapper vers l'Europe. C'est là qu'ils veulent aller. Ils veulent rentrer chez eux, mais ça fait des mois que l'Europe ne voulait pas les reprendre", a déclaré le président américain, blâmant les pays européens pour leur refus de rapatrier les jihadistes et leurs familles afin de les juger.
Alain Rodier, ancien de la DGSE, les services extérieurs français, et directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement, ne considère pas cette hypothèse comme la plus vraisemblable. "Jusqu'à maintenant, il semble que les jihadistes, en particulier français et européens, ne reviennent pas vers l'Europe, nuance-t-il auprès de l'AFP. Ils savent qu'ils sont pour la plupart identifiés, que les services ont leurs noms, photos et souvent leurs empreintes digitales, donc il y a un risque à la frontière de se faire intercepter. Si vous sortez d'un camp de prisonniers, ce n'est pas pour entrer en prison ailleurs". "Il semble que certains aient choisi l'Extrême-Orient, où ils sont inconnus, d'autres pourraient choisir le Sahel", ajoute-t-il.
La création d'un "califat bis"
A l'issue de cette offensive, les autorités turques souhaitent créer une zone tampon de 30 km de long et de 500 km de large entre la frontière turque et les zones syriennes contrôlées par les milices kurdes dans la région, afin de "réimplanter deux des 3,5 millions de réfugiés syriens présents en Turquie", a expliqué Frédéric Pichon, spécialiste du Moyen-Orient et chercheur associé à l'université de Tours, interrogé par franceinfo. Mais pour le Français André Hébert, qui a combattu en Syrie au côté des Kurdes contre les jihadistes, la création de cette zone tampon revient à leur offrir "un califat bis, placé, cette fois, sous la protection de l'Otan", dénonce-t-il dans L'Humanité. Il accuse les services secrets turcs de "fermer les yeux" sur le passage de jihadistes de Turquie vers la Syrie.
"Les autorités turques ont laissé des unités jihadistes se replier sur leur territoire pour attaquer les Kurdes à revers, pendant la bataille de Kobané mais aussi plus tard, début 2016, lors de représailles à la suite de la reprise de la ville de Shedade par les Forces démocratiques syriennes (FDS)", analyse-t-il, accusant la Turquie d'avoir "fourni un soutien logistique aux jihadistes (...)." Et d'ajouter que "les groupes sur lesquels la Turquie s'appuie pour mener cette offensive sont constitués de vétérans de Daech et du Front al-Nosra [la branche syrienne d'al-Qaida]."
Cité par The Independent, Nicholas Heras, ancien conseiller de l'armée américaine, a ainsi qualifié l'offensive turque d'une "aubaine pour l'EI".
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