Comment les autorités tentent de "déradicaliser" les jihadistes quand ils rentrent chez eux
Des programmes visant à réintégrer dans la société des combattants extrémistes partis en Irak ou en Syrie ont été créés dans plusieurs pays et commencent à voir le jour en Europe. Francetv info revient sur ces initiatives.
Des "centres de rétention pluridisciplinaire" pour "déradicaliser" les jihadistes. Le député UMP des Alpes-Maritimes, Eric Ciotti, a proposé cet amendement lors du vote de la loi anti-terroriste, adoptée par l’Assemblée nationale en septembre. Le principe ? "Faire intervenir (...) des psychologues, des travailleurs sociaux, des responsables religieux" auprès des jihadistes interceptés par les autorités à leur retour en France, rapporte le Figaro. Avec à la clé, une menace terroriste diminuée sur le territoire.
A l'image de l’Arabie saoudite, plusieurs pays ont déjà mis en place ce type de programme, selon un rapport (PDF en anglais) du centre international pour l'étude du radicalisme et de la violence politique (ICSR). Certains ont ciblé leur action sur les combattants revenant des zones de guerre, pour éviter qu’ils ne constituent un risque majeur une fois de retour dans leur pays.
Comment gérer le retour des jihadistes ?
La question semble d’autant plus importante que de nombreux jeunes partis rejoindre les rangs du groupe Etat islamique (EI) tentent actuellement de revenir en Europe. Trois jihadistes présumés, placés en garde à vue à Paris le 24 septembre, ont expliqué, par exemple, aux enquêteurs qu'ils ont décidé de rentrer en France après avoir été choqués par les agissements violents de l'EI en Syrie. "Certains partent faire le jihad parce qu’ils sont dans une logique jusqu'au-boutiste et que c’est leur seule façon de s’exprimer, explique à francetv info le philosophe et politologue Raphaël Liogier, auteur du Mythe de l’islamisation. D’autres sont dans une quête d’idéal et d’aventure. Mais la cruauté des groupes terroristes, le manque de confort ou les différences idéologiques les poussent à rentrer."
Interdiction de retour sur le territoire, retrait temporaire ou définitif du passeport pour ceux bénéficiant d’une double nationalité, emprisonnement… Les mesures annoncées par certains Etats européens, Royaume-Uni en tête, pour lutter contre le départ de ces jeunes sont souvent drastiques. Au risque, en n'offrant pas de voie de réintégration, de décourager les candidats au retour. "Nous sommes obligés de rester et de nous battre, quel autre choix avons-nous ?", estime un jihadiste britannique, interrogé par l’ICSR (en anglais).
Selon ce groupe de recherche, cette impasse aurait contribué au développement d'Al-Qaïda. A la fin de la guerre d'Afghanistan en 1989, les combattants islamistes arabes ont été interdits de retourner dans les monarchies du Golfe, sous peine de lourdes condamnations. Ils se sont alors regroupés au Soudan et ont formé une internationale jihadiste, dont a émergé le groupe terroriste quelques années plus tard.
"Désamorcer" les terroristes
Pour éviter cet écueil, plusieurs Etats ont créé des programmes de "réhabilitation" pour jihadistes. Il en existe en Indonésie ou au Pakistan, mais le cas le plus cité est celui de l’Arabie saoudite, où de luxueux centres accueillent d’anciens terroristes à leur sortie de prison ou du centre de détention militaire américain de Guantanamo. Si l'application rigoureuse de la charia, la loi islamique, n'est pas un problème pour Riyad, qui pratique un islam fondamentaliste, les autorités souhaitent empêcher le passage à l'acte terroriste en expliquant qu'il résulte d'une mauvaise interprétation de la religion, explique Raphaël Liogier.
Les dignitaires religieux se retrouvent donc au centre du travail de réinsertion. "[Dans ces centres], des muftis officiels prêchent le même wahhabisme [un mouvement rigoriste de l'islam sunnite] auquel les jihadistes avaient été exposés, tout en cherchant à désamorcer la phase 'action', souligne Antoine Basbous, politologue interrogé par Atlantico. L’enseignement est donc le même, mais on leur rappelle que pour agir, il faut attendre l’ordre du roi." Le clergé wahhabite estime, en effet, que seuls les dirigeants légitimes d'un Etat musulman peuvent déclarer le jihad, et non des individus ou des groupes terroristes, selon l'Institut Hoover (PDF en anglais).
Pendant plusieurs semaines, les jihadistes contraints de passer par le programme saoudien réapprennent les codes de la vie en société grâce à des rencontres avec leur famille, des discussions avec des imams, des loisirs ou encore un suivi psychologique, détaille Le Monde. A leur sortie, Riyad les aide à se loger, à trouver un travail et parfois même à se marier. "Il s’agit d’un sas de décompression pour ces anciens jihadistes, explique le philosophe et politologue Raphaël Liogier. On tente de les réintégrer à la société en leur donnant des responsabilités, des attaches qui limitent leur envie de retourner dans un groupe terroriste."
Des programmes difficiles à implanter en Europe
Mais si ce programme connaît un certain succès, les autorités locales reconnaissent que 10% des 3 000 jihadistes passés par ces centres récidivent à leur sortie. Une trentaine de membres d’une cellule terroriste démantelée en mai avaient, ainsi, été "réhabilités" avant leur arrestation, rappelle le Monde. L’exemple le plus notoire reste celui de Saïd Al-Shehri, ancien détenu de Guantanamo qui a, lui aussi, expérimenté le programme avant de prendre la tête d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), souligne France Info.
La mise en place de programmes d'Etat centrés sur l'apprentissage religieux, à l'image de ce qui se fait en Arabie saoudite, est très difficile en Europe. La prise en charge de ceux qui reviennent du jihad se fait donc souvent au cas par cas, à l'échelle locale. A Aarhus, deuxième plus grande ville du Danemark, un programme de réhabilitation, cogéré par la police et les services sociaux, propose un soutien psychologique et des soins médicaux pour ces anciens combattants. Une aide pour trouver un travail ou reprendre leurs études leur est aussi proposée, rapporte Al-Jazeera (en anglais).
"Inverser le processus de radicalisation"
Des associations comme Hayat ("vie" en arabe) se sont aussi emparées du problème. Fondée en 2011, cette ONG allemande s’est occupée de plus d’une centaine de cas de radicalisation en moins de trois ans. Une vingtaine concernait "des personnes représentant un risque élevé pour la sécurité nationale". Si l'équipe de Daniel Köhler intervient le plus souvent auprès de ceux qui se préparent à partir pour les zones de guerre, elle suit actuellement une petite dizaine de "revenants". Hayat conseille, en outre, plusieurs institutions - écoles, services sociaux… - qui font face à ce cas de figure.
"Le but est de ralentir, arrêter et inverser le processus de radicalisation en retissant le lien familial puis en fournissant un soutien médical, psychologique ou des services sociaux aux jihadistes", explique à francetv info Daniel Köhler. L'ONG garantit la protection de la vie privée, mais travaille aussi avec la police lorsque les jeunes suivis représentent un risque pour la sécurité nationale.
"Selon les statistiques des renseignements, un jihadiste sur vingt revient en Allemagne, souligne le responsable d’Hayat. Sur tous ces radicaux, un seul a, jusqu’ici, été poursuivi par la justice : les autres ont été interrogés par la police pour savoir s'ils avaient commis des exactions, puis relâchés, faute de preuves." Un suivi de ces jeunes est donc nécessaire, d'autant que certains peuvent être plus dangereux, car ils souffrent souvent à leur retour de troubles psychiatriques, comme le syndrome post-traumatique. "Ils représentent un risque plus élevé s’ils sont livrés à eux-mêmes ou retournent dans un groupe extrémiste", indique le conseiller aux familles.
Désendoctriner, oui, mais seulement les volontaires
L'ONG explique avoir mis au point une méthodologie très efficace et affirme avoir réussi à "interrompre" le processus de radicalisation à chacune de ses interventions. Plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, envisagent d’ouvrir leur propre branche d’Hayat. Le Premier ministre britannique David Cameron a, en outre, annoncé début septembre vouloir obliger les jihadistes de retour en Angleterre à passer par des centres de déradicalisation, dans le cadre de son programme de prévention du terrorisme Prevent (en anglais). Une mesure qui pourrait s'avérer contre-productive. "La défiance de ces jihadistes face aux institutions est telle qu’un programme obligatoire ne fonctionnera pas, il faut que ce soit volontaire", estime Daniel Köhler. Il appelle plutôt au développement de programmes gérés par "la société civile" en Europe.
Le responsable d’Hayat ajoute que l'objectif de tels programmes de déradicalisation doit, avant tout, être la prévention, afin d’endiguer le flux de jeunes qui partent pour la Syrie ou l'Irak. Un avis que semble partager Christiane Taubira. La garde des Sceaux a annoncé, vendredi 3 octobre, qu'elle voulait créer des "programmes de désendoctrinement" pour les candidats au jihad. "Le Royaume-Uni, dans la logique anglo-saxonne, a mis en place des programmes de désendoctrinement, de déradicalisation depuis plusieurs mois, a-t-elle expliqué lors d'un déplacement à Marseille (Bouches-du-Rhône). C'est moins dans notre culture, mais c'est devenu indispensable."
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