: Enquête franceinfo "C’était une coquille vide" : une association antiradicalisation accusée d'avoir détourné de l'argent public vers la Syrie
L'association Syrie Prévention Familles, qui regroupait plusieurs familles de jeunes partis faire le jihad, a reçu 90 000 euros de subventions publiques. Trois de ses membres sont aujourd'hui mis en examen, soupçonnés d'avoir envoyé de l'argent à leurs enfants en zone irako-syrienne.
"J’ai été roulée dans la farine." En mars dernier, Valérie de Boisrolin témoignait lors du procès de Sonia Imloul, une ancienne responsable d’une cellule de déradicalisation reconnue coupable de détournements de fonds publics. A la barre, cette mère, dont la fille est partie en Syrie à seulement 16 ans, racontait, au bord des larmes : "L'association a fermé, les familles se sont retrouvées sur le trottoir. Quand vous avez déjà perdu un enfant, comment vous pouvez faire confiance une fois que vous êtes passée entre les mains de Sonia Imloul ?"
Un témoignage désormais troublant : trois mois plus tard, Valérie de Boisrolin a été interpellée dans une affaire similaire. A l’issue de sa garde à vue, elle a été mise en examen, vendredi 23 juin, pour "financement du terrorisme et abus de confiance en relation avec une entreprise terroriste". Elle est soupçonnée d’avoir détourné une partie des subventions de son association Syrie Prévention Familles (SPF) pour envoyer de l’argent à sa fille.
Deux autres parents sont également mis en examen dans cette affaire. Anne et Raymond Duong, dont un fils et une fille ont rejoint la zone de combats à l'été 2014, se voient reprocher l’envoi de plusieurs milliers d’euros – 13 000, selon Le Journal du dimanche, qui a révélé l’affaire – à leurs enfants, via des mandats. Au total, 50 000 euros auraient été ponctionnés sur la trésorerie de l’association, précise l’hebdomadaire, sur les 90 000 euros de subventions allouées par les pouvoirs publics en 2015 et 2016.
"Il n’y avait aucune transparence"
Comment une association, justement créée pour lutter contre la radicalisation et pour "venir en aide aux personnes dont les proches ont été embrigadés par des groupes extrémistes", se retrouve-t-elle à envoyer de l’argent en zone irako-syrienne ? Contactés à de multiples reprises par franceinfo, Valérie de Boisrolin et Anne Duong – respectivement présidente et ex-trésorière de Syrie Prévention Familles – n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
La première a seulement reconnu les transferts d’argent auprès du JDD, mais nie avoir ponctionné la trésorerie de l’association. Même son de cloche pour la seconde, qui se justifie brièvement dans Libération : "J’ai bien expédié au total 13 000 euros à ma fille et mon fils. Mais c’était sur mes fonds personnels. (...) L’Etat islamique leur avait coupé les vivres. Quelle mère n’aurait pas fait la même chose pour ses enfants ?"
Dans les rangs de l’association, le ton est beaucoup plus accusateur. A en croire d'anciens membres, les soupçons de malversations sont apparus dès la naissance de Syrie Prévention Familles, en novembre 2015. "On a senti dès le début que cette association, c’était une coquille vide. J’ai le sentiment que les intérêts personnels prévalaient sur l’intérêt collectif", confie une ex-membre. "Il n’y avait aucune transparence. Valérie et Anne ne voulaient pas qu’on accède à la comptabilité, continue une ancienne du bureau de SPF, toujours très remontée. Elles ne faisaient absolument rien. Sur le terrain, c’était seulement nous. Elles nous ont seulement remboursées nos frais à hauteur de 2000 euros."
"Rien n’a jamais été fait pour les familles", accuse à son tour David*, un père de jihadiste, qui a gravité autour de l’association depuis sa création. Son fils a été incarcéré à son retour de Syrie en 2015, après un an sur place, et pour l’aider à payer les 7 000 euros de frais d’avocat, le quinquagénaire s’est tourné vers Syrie Prévention Familles. "Je n’ai rien eu, déplore-t-il. Même 500 euros, ça m’aurait donné un peu d’air, parce que c’était compliqué d’assurer pour moi financièrement avec ma situation professionnelle mais elles n'ont jamais répondu. D’ailleurs, depuis le versement des subventions, on ne s’est plus jamais réunis."
Des pratiques douteuses dénoncées
La tension monte au sein de l’association. D’abord dans des échanges de mails accusateurs, que franceinfo a pu consulter, puis avec une lettre recommandée adressée à Valérie de Boisrolin et Anne Duong. A partir du printemps 2016, des membres de l’association les dénoncent à plusieurs reprises auprès du secrétariat d’Etat à la Famille de Laurence Rossignol, qui subventionne alors, en partie, Syrie Prévention Familles.
Ils finissent, le 23 janvier 2017, par lui adresser un courrier accusateur, dont ils envoient une copie au Premier ministre Bernard Cazeneuve. "La légitimité administrative et financière de cette association est opérée par le soutien du ministère de la Famille, de I'Enfance et des Droits des femmes, qui engage sa responsabilité à travers vous, fustigent-ils dans cette lettre. Nous regrettons I'absence de transparence, de vérification en matière d'organisation et de fonctionnement de cette assistance, aux parents concernés, déléguée à votre partenaire."
90 000 euros de subventions pour SPF
Subventions accordées trop rapidement ? Problème dans le casting de l’association ? Retour en octobre 2015 : plusieurs familles de jeunes gens partis en Syrie sont réunies au ministère de l’Intérieur pour assister à la présentation des clips de prévention diffusés dans le cadre de la campagne "Stop jihadisme". Valérie de Boisrolin témoigne justement dans une de ces vidéos, supprimée aujourd'hui de la plateforme.
Une semaine après, les membres de Syrien ne bouge – l’association de la Toulousaine Dominique Bons – et de Malgré eux, l’organisation de Valérie de Boisrolin, sont invités au secrétariat d’Etat à la Famille. "Ils voulaient qu'on se réunisse tous ensemble pour monter une association nationale", raconte un témoin de l’époque. La France, encore meurtrie par l'attentat contre Charlie Hebdo, fait alors face à un nombre de départs sans précédent de jihadistes vers la zone irako-syrienne. Le gouvernement cherche un interlocuteur unique pour financer la lutte contre la radicalisation, selon plusieurs participants.
Le 23 novembre, les statuts de Syrie Prévention Familles (sous son premier nom : Syrien ne bouge... Réagissons) sont déposés en préfecture. Valérie de Boisrolin, coutumière des interventions médiatiques, brigue la présidence de la structure. Le ministère des Affaires sociales et de la Santé, dont dépendait le secrétariat d’Etat à la Famille, signe immédiatement un premier chèque de 20 000 euros.
De son côté, le Centre interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) verse 15 000 euros à l’association Syrie Prévention Familles en 2016. En 2015, il avait déjà versé la même somme, mais à l’association Malgré eux, la précédente structure de Valérie de Boisrolin. L’association de Dominique Bons, Syrien ne bouge, a quant à elle perçu 20 500 euros entre 2014 et 2017, selon les déclarations de sa présidente à franceinfo. Mais elle assure que sa trésorerie est restée indépendante de la nouvelle entité créée fin 2015, dont elle s’est rapidement retirée. Au total, 90 000 euros de subventions publiques sont versés à l’association.
"Elle a parlé avec beaucoup d’empathie de sa fille"
En 2017, le CIPDR finit par couper le robinet des subventions. "Quand on demande des rapports d’activité et qu’on a aucune production, ce n’est pas sérieux, on ne poursuit pas la collaboration", explique-t-on du côté du comité interministériel. Depuis le mois d’octobre 2016, Valérie de Boisrolin était de toute façon dans le viseur des autorités : les enquêteurs de Tracfin, chargés de la lutte contre le blanchiment d’argent, avaient déjà repéré des transferts suspects, vers la Turquie ou le Liban.
Après la découverte du gendarme financier, l'enquête est confiée à l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et à la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire (SDAT). Elle s’est poursuivie jusqu’à l’ouverture d’une information judiciaire et la mise en examen, vendredi 23 juin, de Valérie de Boisrolin et des époux Duong.
Mère esseulée ou femme attirée par la manne financière que constitue désormais la lutte contre la radicalisation ? Le profil de Valérie de Boisrolin est au cœur des investigations. La sénatrice écologiste Esther Benbassa, qui dirige une mission d’information sur les politiques de déradicalisation en France, a auditionné Valérie de Boisrolin il y a environ deux mois. Elle raconte la scène à franceinfo : "Elle essayait de faire des actions collectives au nom de l’association, mais elle ne les a pas beaucoup décrites. J’ai été étonnée. Elle est venue avec une psychanalyste-philosophe, qui n’a pas pipé mot. Elle a parlé avec beaucoup d’empathie de sa fille. J’ai eu l’impression qu’elle racontait sa propre vie."
Les familles bientôt parties civiles ?
"Si on veut aider ses enfants, on le fait avec ses propres deniers. On ne se sert pas de l’argent de l’Etat. Si les faits sont avérés, c'est du vol manifeste", estime de son côté Dominique Bons, qui a pendant un temps participé à l’aventure SPF. Cette affaire intervient après plusieurs scandales liés à des figures de "déradicalisation", comme la condamnation de Sonia Imloul pour avoir détourné les fonds de sa cellule de déradicalisation ou la polémique suscitée par la très contestée Dounia Bouzar, accusée de mélanger les genres.
"Nous, les familles, on trinque tout le temps, fustige une ex-membre de Syrie Prévention Familles. J’en veux beaucoup à Valérie de Boisrolin en tant que présidente, qui doit se comporter de manière éthique et ne pas discréditer les familles qui n'ont rien à voir avec ces agissements. Même si je comprends la détresse de la mère." Dans ce dossier, de nombreuses familles de jeunes partis en Syrie, qui se sont réunies en collectif, envisagent de se constituer parties civiles.
* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressé.
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